
Par Liliane Messika*
C’est l’histoire de bagarres dans une cour de récréation.
Toute ressemblance avec des pays, des organisations ou des situations existantes ne saurait être que fortuite…
Les adversaires
D’un côté il y a « l’intello », un gamin à lunettes qui n’a jamais fait l’école buissonnière. Pire, même, aux yeux de la masse des autres, l’école, il aime ça ! Il rafle tous les premiers prix et appartient à un club d’inventeurs qui a déjà quelques découvertes ingénieuses à son actif.
En face, il y a la « Bande à Bébert ». Ils sont nombreux, souvent paresseux mais riches, ou alors pauvres mais balèzes… en tout cas toujours méchants. A presque quinze ans, ils ont encore du mal à lire une phrase, mais les balèzes savent se battre et les flemmards savent monter des coups et cafter.
Depuis la maternelle, ils brutalisent « l’intello », le rackettent, le menacent, en un mot lui pourrissent la vie. Et puis ils font la loi à la cantine. Ils rançonnent les plateaux, prélèvent leur pourcentage de frites, confisquent les desserts…
Le binoclard a bien essayé de se défendre. Il a même gagné une fois à un contre vingt. Pas par la force, évidemment, par l’intelligence. Du coup il a été collé et a dû copier cent fois la phrase : « Je ne me moquerai plus de mes petits camarades ».
M’sieu, M’sieu, y’m traite !
La fois suivante, quand la bande l’a agressé, le fort en thème est allé se plaindre à l’instit. Il s’est retrouvé encore collé avec cette fois-ci : « je ne cafterai plus mes petits camarades » à recopier. Dix pages.
Il faut dire que le Maître n’est pas très à l’aise : le Bébert de la bande du même nom est le fils du ferrailleur, un parvenu qui prête le terrain de jeux à la commune. Dans la bande, il y a les copains de Bébert, dont les parents ont en banque ce qui manque dans le cerveau de leur progéniture, et les nervis, un escadron venu du village voisin, grâce à la « mixité de la carte scolaire ». Ces derniers détestent autant les riches que le binoclard, mais ils commencent par dégommer le plus faible. On peut être pauvre et balèze et choisir la facilité !

Condamner les représailles est pire que le crime lui-même
Les petits durs sont nuls en classe, mais ils sont rusés : ils s’arrangent toujours pour piquer le livre de calcul du binoclard quand le Maître a le dos tourné. Du coup, celui-ci ne voit que la tentative de récupération du manuel volé et c’est l’agresseur qui passe pour une victime. Alors on le punit, on lui fait copier des lignes. « Je ne me disputerai pas avec mes camarades pendant la leçon », « je ne courrai pas dans l’escalier au risque de tomber et de renverser mes camarades » (ça, c’est quand trois brutes l’ont poussé par-dessus la rampe du premier étage), « je ne mangerai plus comme un cochon pour ne pas donner le mauvais exemple à mes camarades » (quand lesdits camarades lui ont renversé le plat de purée sur la tête).
L’arbitre est-il un vendu ?
Un jour, le père du binoclard est allé voir le directeur. Il a essayé de lui expliquer la situation. Le directeur l’a envoyé promener : « je ne suis pas dupe de vos manœuvres pour innocenter votre fils. Mais j’ai des preuves : le Maître l’a surpris en train de tenter de voler le livre d’un camarade. Moi-même, je l’ai vu sauter dans l’escalier. Et puis il est arrivé tout débraillé le premier lundi après la Toussaint. »
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Le papa a expliqué que lorsqu’ils revenaient du cimetière où ils avaient déposé un bouquet sur la tombe de la grand-mère du petit, sa femme, son fils et lui-même avaient été agressés à coups de pierres par une bande de jeunes. Le lendemain, sa femme était toujours à l’hôpital, alors le petit a dû s’habiller tout seul. « Un couple d’adultes avec un ado et vous avez peur de quelques gamins avec des cailloux ? » a ricané le directeur. Le père a insisté : il a fait remarquer au directeur qu’il constatait l’effet, mais ignorait la cause. Cela a beaucoup fâché le directeur : il a horreur qu’on le contrarie.
Pour autant, il a voulu montrer sa bonne volonté. Il a discuté avec le Maître et ils ont décidé d’entreprendre une initiative originale. Ils ont appelé ça la « démocratie participative » : en cas de conflit, on ferait voter les enfants qui désigneraient eux-mêmes le coupable et décideraient de la punition à lui infliger.
Un enfant, un vote.
QUI ? Il y a 195 élèves dans l’école. L’intello est tout seul : il est fils unique alors que dans la Bande à Bébert, ils viennent tous de familles nombreuses, les nervis encore plus. Et personne n’ose être l’ami du chouchou : c’est beaucoup trop dangereux. Oui, parce que radio-couloirs et même le journal de la classe (parfois repris par la presse quotidienne régionale) explique souvent que le gamin malingre est favorisé par les profs, qu’il a plein de sous et qu’il méprise les autres gosses. Alors les plus courageux se contentent de ne pas joindre leurs coups à ceux de la bande lorsqu’il est à terre.
QUOI ? Pendant la dernière année scolaire, il y a eu 97 bagarres (dont 19 entre le binoclard toujours seul et des membres de la bande en nombre variable). Plusieurs armes ont été découvertes dans des pupitres et le « chouchou » a plusieurs fois été blessé (des accidents regrettables imputés à sa négligence chronique). Dans le même temps on a découvert 81 rackets (au nombre desquels le binoclard s’est fait voler trois blousons, deux sacs à dos et deux cahiers). En tout, 171 interventions de la direction de l’école.

COMMENT ? Dans l’année, 20 de ces interventions suivies de vote auprès des enfants se sont soldées par une punition du binoclard, trois seulement pour l’ensemble du reste de la classe !
En revanche, Bébert, qui vient armé à l’école, qui fait faire ses devoirs sous la menace par d’autres élèves et qui a envoyé six de ses « camarades » à l’hôpital, n’a pas été sanctionné. Ce n’est pas du parti pris, c’est la justice populaire : les enfants ont voté son innocence et dans la plupart des cas, la culpabilité du premier de la classe. Même, parfois, quand il était absent.
Les lèche-Q ont le vent en poupe
La bande à Bébert et ses adeptes ont bien compris que la victoire suprême était de passer pour des victimes. Il suffit d’expliquer qu’une trentaine de gros bras armés est victime d’un binoclard isolé. Certes, cela demande un gros effort de relations publiques. Mais quand on a autant de papas riches et influents derrière soi, ce n’est pas mission impossible.
La preuve, récemment, la bande a attaqué le binoclard avec des battes de baseball. La scène a été filmée par plusieurs téléphones portables et diffusée sur YouTube, mais le « chouchou » a quand même été collé : le recteur et l’inspecteur d’académie (qui se fournissent exclusivement à la station-service du père de Momo, le principal allié de Bébert), ont jugé qu’ils avaient des « preuves claires » permettant de « justifier des poursuites » contre le binoclard dont les actes vis-à-vis des membres de la bande sont une « violation grave des droits de l’homme » et une utilisation « inacceptable de la brutalité ».
Ben oui, quoi : chaque coup de batte de baseball était assené au nom des droits de l’homme. Celui qui les recevait sera donc sanctionné. Durement, on espère : les droits de l’homme, faut pas rigoler avec ça, c’est le papa de Bébert qui l’a dit ! LM♦
* Liliane Messika est écrivain (http://www.lili-ecritures.com/)
https://polldaddy.com/js/rating/rating.jsjolie parabole sur l’état du monde, de la société des gens à celle des nations
elle doit nous encourager à agir : binoclards de tous les pays, unite !
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https://polldaddy.com/js/rating/rating.jsMagnifique exercice de style plein d’humour.
Merci pour cette bouffée d’air frais.
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https://polldaddy.com/js/rating/rating.jsAllégorie ..un joli mot pour oublier La détresse qui m’etreint
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https://polldaddy.com/js/rating/rating.jsJe me demande si les lecteurs qui ne sont de la famille du binoclard comprendront ….
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Les lecteurs de Hakeshet ont l’esprit très vif… Pas d’inquiétude
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