Alger 1962 : « Gé­­nial ! Aujourd’hui je pars à Marseille… »

valisesÇa tombe bien, Monsieur Cioméi, je ne l’aurai pas sur le dos aujourd’hui. M. Cioméi, c’est le maître, et il y a des jours où il n’est pas très sympa avec nous. Certains de mes camarades disent qu’il doit avoir des problèmes chez lui. Peut-être, mais s’il ne veut pas nous décourager d’entrer en 6e l’année prochaine au lycée Bugeaud, il devrait être plus cool avec nous.

Depuis quelques jours, j’entendais bien ma mère et mes deux grandes sœurs dire : « on va partir, on ne peut plus rester… Il y a encore eu une bombe chez untel… ». Il y a un mois ou deux, je ne me rappelle plus très bien, Liliane, ma grande sœur, était même restée plusieurs jours chez un copain de fac à l’autre bout d’Alger, à cause du blocus de Bab el Oued. Quand elle avait raconté ça à papa et maman, ils ont fait une drôle de tête. Pas à cause du blocus, à cause du copain. Enfin, je crois.

D’ailleurs, pendant le blocus, je m’étais bien amusé. D’abord, pas d’école, c’est toujours ça, même si j’aime bien l’école au fond… Et puis j’avais trouvé un code secret sur le journal de Mickey, et j’avais même écrit un truc, illisible si tu n’avais pas le code, bien sûr… La tête du policier, un garde mobile ça s’appelle, quand il est venu chez nous « per-qui-si-tion-ner » ! Ça veut dire fouiller, quoi ! « Qu’est ce que c’est ? » qu’il demande à ma mère en tenant le message secret ? « Je n’en sais rien, demandez à mon fils »… Il m’a regardé d’un drôle d’air, le policier mobile…

Papa, lui, est déjà à Marseille. Il a dû partir comme un voleur parce qu’il avait été menacé, comme m’a expliqué maman. Nous à l’école, quand on menace quelqu’un, ça dure juste le temps de la récré, et puis on l’oublie, mais pour papa, on n’a pas dû l’oublier, alors il est parti en France.

Hier déjà, je ne devais pas aller à l’école, et puis finalement à cause de Monsieur Bellaïche, l’ami de tonton Roger, j’y étais allé quand même. Qu’est qu’il avait à voir avec l’école, Monsieur Bellaïche ? Ce n’est pas gentil de donner des fausses joies aux enfants… Mais ce matin, je sens qu’il se passe quelque chose. Danielle, mon autre sœur, qui va bientôt avoir vingt ans, est encore à la maison, elle qui part toujours très tôt pour aller à son école du Ruisseau. Que fait-elle encore ici ? Elle va encore arriver en retard…

Maman me serre dans ses bras en me parlant très vite : M. Bellaïche (encore lui ?)…, Maison Blanche…, Marseille…, Papa…, Danielle (qui n’est toujours pas partie !)… C’est un peu confus, mais je comprends que je dois partir tout de suite avec ma sœur Danielle, et que M. Bellaïche attend en bas dans sa DS, et qu’il faut faire vite, et que maman me reverra bientôt à Marseille, et que…, et que…… Ça va vraiment vite… Ah oui, pour ceux qui ne savent pas, Maison Blanche, c’est le Roissy d’Alger…

Au revoirNous descendons, et dans mon excitation, je ne m’aperçois pas que des valises sont déjà prêtes… Dans l’ascenseur, je jette un coup d’œil machinal vers chez ma copine du rez de chaussée, Marie-Annie, avec qui nous avions construit un superbe téléphérique en Meccano de chez elle à chez moi au troisième étage, au dessus de sa cour… Elle a dû aller à l’école, la pauvre… Il en avait causé des problèmes avec les voisins, ce téléphérique…

Monsieur Bellaïche est dans la rue, il nous engueule carrément car ça fait une heure qu’il est là, qu’il dit… Ouais, et hier qui est-ce qui l’a attendu, hein ? Il met les valises dans le coffre, et nous jette carrément à l’arrière de sa DS. Tiens, mais c’est tonton Roger qui est devant avec lui ! Il part avec nous ? Bizarre…

Il me semble bien que maman n’a pas jeté de verre d’eau cette fois…. Étrange ! Elle ne veut pas qu’on revienne ou quoi, elle qui n’oublie jamais de m’arroser les pieds quand je vais quelque part plus de deux heures…

Bon, un peu de calme enfin… La DS, c’est quand même mieux que la 202 de papa, même si elle est un peu grande pour moi à l’arrière… J’y vois à peine… Tonton Roger et M. Bellaïche parlent apparemment du chemin le plus court pour Maison Blanche, donc c’est qu’on va prendre l’avion, non ? Je demande à Danielle si c’est vrai, mais elle est un peu bizarre elle aussi, ce matin, on dirait qu’elle a la tête ailleurs… Quand j’aurai vingt ans, comme elle, ça ne me fera plus rien de prendre l’avion ? Ça m’étonnerait ! En regardant par la fenêtre de la voiture, elle me répond quand même que oui, nous allons probablement prendre l’avion, mais elle ne sait pas quand, et d’ailleurs nous n’avons pas de billets, et qu’il faudra les acheter à Maison Blanche.

DS 19.jpg
La DS c’est mieux que la 202, non ?

En me levant un peu, je reconnais la place du Gouvernement, puis l’Opéra où maman m’emmenait quelquefois avec sa copine. M. Bellaïche s’arrête devant le Tantonville, où tonton Roger et lui se retrouvent toujours, ça, c’est maman qui me l’avait raconté une fois qu’on cherchait le tonton partout. Tiens, justement, il descend de la voiture, il nous dit au revoir en nous embrassant ma sœur et moi, et nous redit de ne pas nous inquiéter, que tout ira bien. Enfin, il disait surtout ça pour Danielle, parce que moi, je ne m’inquiétais pas, mais alors pas du tout… C’est pas tous les jours qu’on peut sécher l’école et en plus prendre l’avion !

Là, nous roulons plus vite, et je ne reconnais plus rien. M. Bellaïche n’arrête pas de pester contre la circulation, contre le monde qu’il y a à l’approche de Maison Blanche. « Vous n’êtes pas les seuls à partir », qu’il dit, à Danielle. Il cherche à s’approcher le plus possible de l’aéroport, parce que c’est vrai, nous ne sommes pas seuls… Y’a du monde partout, qui descendent, avec des tonnes de valises, de milliers de voitures garées n’importe comment… Ça crie aussi pas mal, avec des mots que papa n’aime pas que je dise, même si je les comprends tous…

Ouf, ça y est, nous sommes descendus de la voiture… Danielle semble s’être réveillée, et me tient par la main. On a à peine le temps de dire au revoir à M. Bellaïche, que Danielle me tire littéralement vers l’intérieur du bâtiment, que je reconnais un peu. Eh oui, qu’est ce que vous croyez ? L’avion, je l’ai déjà pris il y a deux ans quand nous sommes partis en vacances en France. On ne va pas très loin à cause d’un monde fou devant nous, et derrière aussi d’ailleurs. Danielle me dit qu’elle doit essayer d’acheter les billets, mais elle ne sait pas où, elle ne voit rien parmi la foule. Moi non plus d’ailleurs, parce qu’en plus, je lui arrive à peine au dessus de la taille, alors j’y vois encore moins qu’elle.

avion.jpgC’est là qu’elle a une idée géniale : elle se dirige vers un endroit où il y a moins de monde, et moi de la suivre tant bien que mal… Il y a des fauteuils, tous occupés, des valises partout, mais au moins on peut voir quelque chose. Dans un coin, juste derrière les fauteuils, il y a trois marches qui donnent sur une petite plateforme. Elle me pose là, avec les valises, et me dit de ne pas bouger et de surveiller les valises. Ah oui ? Elle qui ne devait pas me lâcher des yeux, comme lui avait dit maman quand on est partis… « Je vais acheter les billets… ».

Je reste là. Finalement, il n’est pas mal, ce coin : grâce aux trois marches, je suis à peu près à la hauteur des grands, et surtout, personne ne peut s’approcher sans passer par les marches, donc, si je suis bon gardien, il ne peut rien arriver aux valises. Faute de mieux, j’attends, à peu près un siècle que Danielle revienne. Mine de rien, il est déjà tard, et je me sens un peu fatigué…

Danielle arrive enfin, avec de quoi manger… « Alors, tu les as, les billets ?, on part quand » ? Même pas ! Elle les avait même pas, les billets… Plus de places, plus d’avions, je ne sais pas trop… C’était bien la peine de partir si longtemps pour rien ! Elle me dit avec un air navré que nous devrons passer la nuit ici en espérant un avion pour demain. Dormir ici ? J’aurais préféré mon lit, mais après tout pourquoi pas, on n’était pas si mal installés. Danielle improvise un lit avec les manteaux, et me dit de dormir. C’est fou ce que le temps passe vite… Dehors, à travers les vitres, c’est déjà la nuit. On dirait que c’est plus calme dans Maison Blanche, ça bouge moins, ça crie moins, la nuit sans doute…

Je dors… J’essaie de ne pas trop penser à l’école de Marseille où Danielle m’a dit que j’irai sûrement pour finir l’année. Oui, mais l’année prochaine, je retournerai à Condorcet ? « Gros bêta, l’année prochaine tu rentres en 6ème ! »… Alors, ce sera le lycée Bugeaud ?

Tiens, pourquoi elle ne dort pas, Danielle ? Elle ne s’est même pas allongée, elle reste assise sur les marches en reniflant. Je m’approche… Non ! …Vous n’allez pas le croire : au lieu de se réjouir de prendre l’avion et de retrouver papa à Marseille, mademoiselle sanglote…, parfaitement ! Comme je vous le dis… Pfff !

vélo.jpgEst-ce que papa viendra me chercher à Marignane avec le vélo qu’il m’avait promis ? BF

Alger 18 Mai 1962

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3 commentaires

  1. Merci à toi Dov ! Tu dis si bien ce que nous avons ressenti. Ton histoire est la mienne, elle est celle de tous les jeunots que nous étions et qui n’ont rien compris. Mon jour à moi c’était le 9 juin 62. Je me suis retrouvé sur le « Ville d’Oran ». Tout s’est passé si vite. La veille, maman nous avait dit « on part ». Mais ça veut dire quoi « on part »? Sur le pont du navire quelqu’un que je ne connaissais pas m’a crié à l’oreille « retourne toi et regarde Alger, regarde ! » et moi je ne comprenais pas, je ne comprenais rien, tout allait trop vite. Au début de ce mois de mai 2018 je suis retourné là-bas et j’ai pris une photo de la sortie du port. Ça va, j’ai compris. On est partis. Enfin… je crois.

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  2. Qui regrette les coups de règle en fer de Mr Ciomei ? Alger la blanche et le journal de Mickey chez Spadaro, ou les Dinky Toys au passage Montaigne chez El Baze un peu plus.
    Tout ça pour pleurer en France aux chansons de Macias. La purée de nous autres.
    Merci Dov d’avoir réveillé ces souvenirs doux amers.
    JJ Hadjadj

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  3. et oui comme le temps passe, mais dans cet article on ressent ce que beaucoup d’entre nous ont connu. C’est avec beaucoup d’émotions que l’on repense à cette époque.

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