Helena Rubinstein – une longue vie au service de la beauté 1/4

1. Cracovie et Australie : Les années difficiles

Le nom « Rubinstein », si souvent rencontré dans les familles juives d’Europe Centrale, est d’origine germanique et il réunit deux mots, propre au vocabulaire de joaillerie : « rubis » et « pierre ». Il est bien probable qu’il devait être utilisé par des bijoutiers ; avec le temps il devint assez commun, surtout en Pologne et en Russie.

Si on s’amuse à dresser la liste des porteurs les plus illustres de ce patronyme, nous y trouvons beaucoup d’artistes, comme Anton Rubinstein1, le fondateur du conservatoire de Saint-Pétersbourg et son frère Nikolaï, un brillant compositeur, Arthur Rubinstein2, le fameux pianiste polonais, ou bienla ballerine des Ballets russes Ida Rubinstein3. Mais la notoriété d’une femme, Helena Rubinstein, pionnière dans la recherche et le développement de l’industrie des cosmétiques, éclipsa peut-être la notoriété des tous les autres Rubinstein.

Elle est née le 25 décembre 1872 dans la famille d’un commerçant très modeste, Hersh, et de sa femme Guitel, installés dans le quartier juif Kazimierz, près de l’ancienne capitale royale polonaise, à Cracovie. À sa naissance on lui donna le prénom Haya ce qui signifie en hébreu « la vie ».

Ce quartier fut fondé en 1335 par le roi Casimir le Grand (né en 1310, couronné en 1333, mort en 1370) le seul roi polonais, appelé le Grand. Avec le temps il devint un très important centre de la vie juive en Pologne, et même dans toute l’Europe centrale et orientale. Certains habitants de Kazimierz pouvaient être aisés, mais la famille de Hersh et Guitel Rubinstein ne vivait pas dans l’opulence ; leur seule richesse était leurs enfants : un garçon et huit filles parmi lesquelles Haya était l’aînée. Hersh Rubinstein, propriétaire d’un petit commerce, savait qu’il aurait beaucoup de mal à assurer à ses filles des dots, nécessaires pour conclure de beaux mariages. La famille habitait un très modeste logis au numéro 14 de la rue Szeroka, pratiquement sans aucun confort comme l’eau courante ou le gaz.

Plus tard, dans ses nombreuses interviews, Helena, qui abandonna assez vite le prénom Haya, prit l’habitude de « transfigurer » la réalité. Tout en confirmant que Cracovie était bien son lieu de naissance, elle disait qu’elle habitait avec toute sa famille très aisée, près de l’ancien marché principal, dans une vieille et spacieuse maison de ville, joliment meublée, avec une grande bibliothèque et des beaux tableaux aux murs. Elle assurait qu’elle avait été inscrite dans le meilleur lycée de la ville pour jeunes filles, et avait même commencé ses études de médecine.

La réalité est assez éloignée de ces images idylliques. Elle fréquenta l’école juive jusqu’à 16 ans et déjà adolescente, dut aider son père dans la boutique. Il faut reconnaître qu’elle aimait beaucoup les études, rêvait de devenir bachelière, et qui sait, une étudiante de la prestigieuse université de Cracovie, l’une des plus anciennes en Europe. Mais à l’époque les universités polonaises refusaient en général d’inscrire les filles, qui étaient obligées de choisir la France ou la Suisse pour continuer leurs études supérieures. Ce n’est pas un hasard si Marie Sklodowska4 partit à Paris pour entamer ses études universitaires qui vont la conduire à deux reprises jusqu’au Prix Nobel. Mais une telle démarche était absolument impossible pour une pauvre Juive de Kazimierz ! À l’époque, sa vie semblait toute tracée, elle devait tout d’abord aider ses parents et se marier le plus rapidement possible, comme le souhaitaient ses parents.

D’ailleurs, dans la boutique paternelle, elle se débrouillait parfois mieux que Hersh pour contenter des clients irascibles, passer des commandes à des prix intéressants ou bien vérifier des factures. Sans être une beauté, la jeune fille ne manquait pas d’atouts : menue5 mais bien faite, elle avait des beaux cheveux, un visage agréable et un teint parfait, clair, sans aucun défaut, hérité de sa mère. Il faut préciser que Guitel utilisait un produit fabriqué par un chimiste de Cracovie composé d’extraits de plantes, de lanoline, de blanc de baleine, d’huile d’amandes douces… Elle appliquait cette crème tous les soirs à ses filles, les protégeant ainsi des hivers rigoureux et des étés torrides.

Si les parents lui serinaient tout le temps leur souhait de la voir enfin mariée, la jeune fille refusait un prétendant après l’autre, ce qui envenimait le conflit incessant avec son père ; pour finir, elle quitta la maison familiale et partit pour Vienne où habitait sa tante maternelle, épouse d’un prospère fourreur, propriétaire d’un beau magasin, avec des clientes prêtes à acheter des fourrures bien coûteuses.

Elle passera deux ans à Vienne, cette période lui sera très utile à plusieurs titres. Elle améliora son allemand, sans perdre d’ailleurs son accent yiddish qu’elle allait garder toute sa vie, et surtout aura son premier contact avec le commerce de luxe.

En revanche, ce séjour durant les toutes dernières années du XIXᵉ siècle dans la capitale de l’Empire Austro-Hongrois, n’éveilla pas son intérêt pour la brillante vie sociale et culturelle de la capitale autrichienne. Elle était trop tiraillée par ses problèmes personnels, et les lettres de sa mère qui la pressait de se marier le plus rapidement possible lui donnaient surtout l’envie de fuir le plus loin possible.

En 1896 elle a enfin l’occasion de mettre plusieurs milliers de kilomètres entre elle et ces exigences familiales. Elle décide d’émigrer en Australie où habitaient déjà plusieurs parents de sa mère et qui s’étaient engagés à l’aider dans les premiers temps. Grâce au soutien de Guitel qui avait vendu l’un de ses derniers bijoux, elle put même s’offrir un billet en classe cabine ; sa mère lui envoya aussi douze pots de sa fameuse crème qu’Helena rangea soigneusement dans sa valise.

Nous savons bien qu’à la fin du XIXᵉ siècle, de nombreux Juifs d’Europe centrale et orientale choisissaient l’émigration à cause d’un très fort antisémitisme, donnant la préférence aux États-Unis qui accueillirent à l’époque plus de 2 millions d’anciens sujets de deux grands Empires de la région, ceux de Russie et d’Autriche-Hongrie. En Australie ils étaient bien moins nombreux, leur nombre ne dépassait pas 10 000.

Mais ce continent qui, même aujourd’hui, est considéré comme très lointain, intéressait beaucoup des géographes polonais dès le XIXe siècle, comme Pawel Edmund Strzelecki6, connu pour ses explorations et découvertes géologiques dans différents pays et surtout en Australie. Il a même donné le nom de Tadeusz Kosciuszko, le héros de l’insurrection nationale de 1794, dirigée contre l’Empire russe et de la guerre d’indépendance des États-Unis dans les années 1776-1784, à la plus haute montagne d’Australie en raison de sa ressemblance avec le mont Kosciuszko de Cracovie, la ville natale d’Helena Rubinstein.

On peut supposer qu’elle était très déçue par ses premiers mois, passés à Coleraine, une bourgade éloignée d’une centaine kilomètres de Melbourne où la plupart des fermes se spécialisaient dans l’élevage des moutons. Elle ne pouvait pas alors supposer que bientôt elle allait se réjouir de cette abondance qui faisait de l’Australie le plus grand producteur de laine au monde. Dans la maison de son oncle, la jeune femme était reléguée aux travaux domestiques les plus durs, de plus elle s’efforçait d’éviter les gestes déplacés d’un cousin qui souhaitait l’épouser le plus rapidement possible. Elle rêvait de déménager pour Melbourne mais n’avait pas les moyens financiers pour le faire. Or, peu à peu, dans sa tête apparut un plan et elle se mit à le réaliser pas à pas. Il s’avéra bien long à finaliser, mais pour finir allait la mener vers le succès et la fortune.

Son projet est né des regards admiratifs des hommes et des coups d’œil envieux des femmes de la région qui avaient des teints ravinés et desséchés par le soleil, tandis qu’elle se distinguait par sa peau claire et fraîche. Contrairement à son entourage, elle n’oubliait jamais son ombrelle et son chapeau et surtout continuait de mettre tous les soirs la fameuse crème que sa mère lui avait donnée avant son départ. Pour répondre aux demandes empressées, elle se mit à la vendre, faisant naître des réactions très positives de ses clientes. Rapidement elle se trouva à court de réserves et dut demander à Guitel de l’approvisionner, mais ces livraisons mettaient plusieurs mois à arriver. C’était bien trop long ! Elle demanda alors de lui envoyer la formule de la crème miraculeuse qu’elle espérait pouvoir fabriquer sur place.

Dans ce moment décisif Helena sut agir avec une énergie et une efficacité remarquable. Pour commencer, elle quitta la maison de son oncle et s’engagea chez un pharmacien qui tenait une officine dans le bourg voisin, Sanford.

Elle constata rapidement que sa décision était très juste ; elle se plaisait bien plus dans son nouvel environnement où elle jouissait d’une liberté qu’elle n’avait pas chez son parent. Son salaire, bien que modeste, était versé régulièrement et lui donnait l’impression d’indépendance qui la ravissait. Et surtout, le vieux pharmacien lui enseignait les bases de son métier ce qui la consolait un peu de son rêve contrarié de sa vocation médicale. Quelle joie d’enfiler la blouse blanche, de lire des livres scientifiques, de régler le microscope, de manier les éprouvettes !

Enfin sa mère lui envoya la formule de la crème miraculeuse : des herbes, du sésame, de l’essence d’amande, de l’huile, de la cire… Mais les premiers essais furent très décevants : la consistance de la préparation était soit trop grumeleuse, soit trop liquide. Visiblement la formule maternelle n’était pas complète, un ingrédient manquait. Alors Helena pensa à rajouter un élément, cité dans des manuels du vieux pharmacien et qui de plus était à la portée de sa main : la lanoline. Il s’agit de la graisse naturelle, sécrétée par les glandes sébacées des moutons. Or les moutons, ou plutôt leur laine était la base même de l’économie du pays. À l’état naturel, l’odeur de la lanoline est plutôt repoussante, mais on peut la camoufler facilement par l’eau de rose ou de lavande. Helena utilisera l’essence de nénuphar, jugeant son parfum plus délicat et recherché.

Elle se remit alors au travail et au bout de plusieurs manipulations obtint enfin un produit à la bonne consistance, douce et hydratante. Le premier pas était fait !

Mais Helena comprit vite qu’elle n’arrivera à rien en restant dans une petite ville de la province australienne. Il lui fallait s’installer à Melbourne, la seconde ville d’Australie après la capitale Canberra, mais qui était et reste d’ailleurs sa capitale économique.

Heureusement elle était libre de partir pour Melbourne, une ville bien plus dynamique que la plupart des métropoles européennes, voire américaines. De plus, dans ces dernières années du XIXᵉ siècle, la situation des femmes dans le pays était bien meilleure qu’en Europe, voire qu’aux États-Unis. Par exemple, les Australiennes ont obtenu le droit de vote en 1902, quand les Polonaises attendront 1918, les Américaines 1920, les Anglaises 1928, les Françaises 1944 (!) et les Suissesses 1971 (!!!). Bref, la réussite fabuleuse d’Helena Rubinstein s’explique évidemment par son caractère et son talent personnel, mais aussi par une chance inouïe, car elle est arrivée là où il fallait, au moment le plus opportun.

Les premiers mois, elle travailla très durement comme serveuse au Winter Gardens Tea Room. Cet établissement présentait un avantage important car il était fréquenté par des écrivains, des peintres, des journalistes. Le moment venu, ils lui donneront un coup de main appréciable. Ainsi le jeune peintre Cyril Dillon dessinera le logo qu’elle utilisera pour les emballages de sa première crème, baptisée Valaze et qui signifie « Don du ciel » en hongrois. Parmi ces gens, certains étaient assez riches et il est bien probable qu’elle pût leur emprunter de l’argent pour ouvrir enfin, en 1902, son premier institut de beauté au 243, Collins Street.

Dès le départ elle voulait que ses produits soient vus comme des objets de luxe ; ainsi le prix de revient de la crème était de 10 pence ; le comptable proposait de la vendre à un shilling la boîte ce qui provoqua la réplique cinglante d’Helena :

« Mais quelle idée ?! Ce n’est vraiment pas assez !!! Les femmes veulent se sentir comme quelqu’un d’exceptionnelle, d’unique ! Je pense que sept shillings et sept pence sera le bon prix ».

Un autre point important sera son approche presque scientifique et pédagogique des soins cosmétiques. Elle insistait beaucoup sur la propreté des lieux, enfilait une blouse blanche qui lui donnait un aspect sérieux et un peu sévère, souligné par son strict chignon qu’elle gardera d’ailleurs jusqu’à la fin de sa vie. Bien qu’elle soit une autodidacte, elle aura dans le domaine de la dermatologie des observations empiriques qui seront confirmées par des spécialistes. Elle sera la première à parler de la typologie de la peau, en la classifiant en trois catégories : normale, sèche et grasse, qui devaient être soignées différemment. Elle rédigea même un Guide de la Beauté qui expliquait toutes ces différences et précisait les soins nécessaires et les produits à utiliser. Se souvenant des années passées dans les petites villes australiennes, elle mit au point la vente par correspondance, ce qui augmenta notablement ses revenus et sa popularité auprès de femmes.

En Australie, sur ce continent en devenir, elle ne pouvait qu’être ravie par l’apparition d’un nouveau type de femmes : sans corset, sans crinoline, sans ces longues robes qui entravaient leurs mouvements. Étant depuis son adolescence une femme active et indépendante, elle était prête à participer à cette révolution. Au bout de dix ans elle pouvait considérer qu’elle avait gagné son pari : Étant arrivée pratiquement sans un sou, elle pouvait se prévaloir d’un compte en banque très bien fourni. Mais elle n’aimait pas la routine, elle avait toujours envie d’apprendre, de fréquenter des vrais savants, d’approfondir une approche vraiment scientifique de la cosmétologie.

Elle décida alors de retourner en Europe avec un double but qui pouvait paraître contradictoire : elle voulait se replonger dans l’atmosphère de son enfance, retrouver ses racines et parallèlement humer ce vent de modernité qui se faisait sentir en Europe, non seulement parmi les savants, mais aussi les artistes. AS

Ada Shlaen, MABATIM.INFO

À suivre :
La Self-made-woman 2/4
Les guerres d’Helena 3/4

La guerrière ne connaît jamais de repos 4/4


1 Anton et Nikolaï Rubinstein. De ces deux frères, Anton (1829-1894) et Nikolaï (1835-1881), l’aîné était sûrement le plus connu. Il était un compositeur prolifique et un éminent professeur au sein du Conservatoire de St Pétersbourg. Son frère cadet était plutôt lié avec Moscou où il devint aussi le directeur du conservatoire. Il était beaucoup plus discret que son frère. Nous savons qu’il était proche de Tchaïkovski qui lui dédia plusieurs compositions.

2 Arthur Rubinstein (1887-1982) : né en Pologne, à Lodz, naturalisé américain, mort à Genève. Il est considéré comme l’un des meilleurs pianistes du XXᵉ siècle. Il connaissait bien Helena, ils ont même essayé de trouver des ancêtres communs, mais en vain…

3 Ida Rubinstein, née à Kharkiv (Ukraine) en 1885, morte en 1960 en France. Entre 1909 et 1911 elle dansait dans des Ballets russes lors de leurs grandes tournées en Europe. Maurice Ravel lui dédia son Boléro.

4 Marie Sklodowska-Curie (1867-1934) née à Varsovie, naturalisée française après son mariage avec Pierre Curie en 1895. Elle obtint son diplôme de fin d’études secondaires à Varsovie en 1883 avec la médaille d’or. Ne pouvant pas continuer des études supérieures en Pologne, interdites alors aux filles, elle s’exila en France et s’inscrivit à la Faculté des Sciences de Paris en 1891. Après avoir obtenu d’une manière brillante ses diplômes, elle envisageait son retour en Pologne, mais elle rencontra en 1894 le savant Pierre Curie qu’elle épousa. Ils vont travailler dorénavant ensemble, ce qui les mènera au prix Nobel de physique en 1903. Après la mort de Pierre en 1907, elle continuera ses recherches et recevra son second prix Nobel en chimie en 1911.

5 Elle n’atteignait même pas 150 centimètres, pour cette raison nous la voyons sur toutes ses photos en chaussures avec des très hauts talons !

6 Pawel Edmund Strzelecki (1797-1873) était un explorateur, géologue et philanthrope polonais connu pour ses explorations en Australie.


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