Israël : Entre carences stratégiques et héroïsmes individuels

Chefs d’État major Aviv Kochavi et Hartsi Halevy

Le chef d’état-major Hartsi Halévy, deux heures avant l’attaque du Hamas, samedi dernier, était en conférence téléphonique avec des généraux, suite à des alertes ponctuelles1. Pour finir, il a été décidé d’attendre le matin pour le traitement des informations. Il a reconnu s’être laissé dépasser par les événements.

« Tsahal est responsable de la sécurité de l’État et de ses citoyens, mais ce Shabbat matin, autour de Gaza, nous n’avons pas été à la hauteur. Nous apprendrons, enquêterons, mais à présent, c’est le temps de la guerre ».

Il sait néanmoins qui, dans le nid de terroristes qu’est devenue Gaza, doit être désigné comme l’auteur de l’agression :

« Cette agression ignoble a été décidée par Yahya Sinwar, le maître de la bande de Gaza. C’est pourquoi tout le système qui lui est subordonné est passible de mort. Nous les retrouverons, les réduirons à néant, ainsi que leur système. Tsahal, sous ma direction, comprend la gravité de l’heure et l’ampleur de la tâche qui repose sur nos épaules. »

Souhaitons-lui de parvenir à l’éliminer au plus vite.

Attitude des services de renseignement

Avi Weiss2, commandant-adjoint à la retraite, rapporte des informations consternantes quant à l’attitude des services de renseignements. Pour Gaza, c’est le Shin Beth qui en est chargé, en dehors des informations récoltées par les postes d’observation (התצפיתניות) sous l’égide de Tsahal. Il rappelle l’échec de la police, prise au dépourvu en 2021, lors de l’opération Chomer Ha’homoth, Gardien des murs, quand Israël avait été attaqué conjointement par le Hamas ayant lancé près de 5000 roquettes et missiles et les Arabes israéliens, auteurs d’agressions physiques, d’émeutes et de dégradations.

L’inconvénient majeur aussi bien pour le Shin Beth que pour la police, que Weiss dénonce, est la carence d’un système de collecte de renseignements apparents, qui scanne ce qui circule sur le web – réseaux sociaux, sites et autres blogs – et propose une ébauche de traitement de l’information et des conclusions qui s’imposent.

Weiss se réfère au rapport du Contrôleur de l’État, qui réunit les éléments d’enquête conséquente aux dysfonctionnements de la précédente crise, en 2021. La même erreur met aujourd’hui le Shin Beth en difficulté.

Par ailleurs, les chefs du renseignement, au moment de l’agression, étaient en vacances à Eilat, ayant préalablement rassuré le Premier ministre qui s’était alors invité à Newé Ativ, dans le Nord, pour le dernier jour de la fête.

Les avertissements du Général Brick

Itzhak Brick, général de réserve, met en garde les plus hautes sphères du pouvoir quant à l’impréparation de Tsahal en cas d’agression. En 2018, il rédige un rapport alors classifié. C’est le Rapport Brick, qui remonte à la surface aujourd’hui. Le 3 octobre 2022, sur les ondes de Maariv (103 Fm), il revient sur les conclusions du Contrôleur de l’État, mettant en avant de graves lacunes dans les bases militaires.

« Nous sommes dans une situation de manque total de préparation pour la prochaine guerre », dit-il alors. Le 13 novembre 22, sur le site de Yédiot Aharonot, il tire la sonnette d’alarme face aux cambriolages et vols d’armes et de munitions dans les bases : « Pas une semaine se passe sans que Tsahal ne subisse des vols ».

En janvier 23, les chefs de l’armée réagissent au Rapport Brick. Interrogé sur le plateau de la chaîne télévisée Aroutz Tov, Brick se déclare satisfait de l’admission des faits chaque fois qu’il s’entretient personnellement avec les chefs d’État ou les chefs d’état-major. « Il n’est pas question de ce que Brick pense, ou de ce que Brick a conclu de ses enquêtes, mais de ce dont font état les contrôleurs. C’est un constat incontestable, et ils l’admettent », dit-il. Il cite les noms des spécialistes qui ont travaillé avec lui pour établir son rapport

Brick s’était entretenu pendant cinq heures avec le chef d’état-major Kokhavi. Il reproche notamment à l’armée de l’air, tout en signalant qu’elle est la meilleure au monde, de ne pas s’être préparée face à la possibilité de bombardements à distance de leurs pistes de décollage. Puis il passe au véritable problème : tout le monde est d’accord avec lui, mais aucune mesure concrète n’est prise par la suite.

« Certes, cette réunion s’est tenue seulement huit mois avant le terme de la cadence de Kokhavi, mais il pouvait prendre des dispositions, donner des directives qui auraient mis en place un processus pour ses successeurs…»

Brick met en cause le « modèle jeune » d’Eizenkot, qui réduit les effectifs de l’armée, licencie de nombreux cadres professionnels, et met l’armée dans une situation où l’adaptation aux exigences organisationnelles et opérationnelles devient impossible.

En outre, les conditions sont durcies pour l’armée de métier. Par exemple, un individu qui s’engage à l’âge de 22 ans, qui ne parviendrait pas à se hisser au grade de commandant (רב סרן) à 28 ans, doit quitter l’armée sans aucune condition, indemnités ou retraite. Qu’il y parvienne, mais qu’à 35 ans il ne soit pas lieutenant-colonel (סגן אלוף), il pourra rentrer chez lui. Une personne sur onze seulement peut dans ces conditions aspirer à quitter l’armée à l’âge de 42 ans, fin de carrière officielle. Cela refroidit les vocations.

Brick n’en veut pas particulièrement à Eizenkot.

Il met en cause un processus entamé en 2002, avecBougui Ya’alon, sur la base de la conception selon laquelle l’ère des grandes guerres serait révolue. Pour deux milices terroristes, le Hamas et le Hezbollah, nul ne serait besoin d’une armée puissante.

Cinq chefs d’état-major sont prisonniers de cette conception. Tour à tour, ils réduisent le budget et les effectifs de l’armée, sans prendre en considération l’aggravation de la situation. Pour eux, une armée petite mais à la pointe de la technologie suffit. Il rappelle les 600 tanks retirés par Gantz en son temps, alors que la menace des missiles se fait plus pesante, ainsi que l’implication de l’Iran. Quant à Ehoud Barak, bien qu’il fût le précurseur de l’idée de réduire l’armée en tant que Premier ministre, il s’était heurté à l’opposition du chef d’état-major Gaby Ashkenazi.

Comment expliquer cet entêtement et cette nonchalance ? Brick explique que le phénomène n’est pas nouveau. Alors que les signes d’une attaque imminente de l’Égypte étaient évidents, à l’approche de la guerre de Kippour, Moshé Dayan, en dépit de la forte mobilisation et concentration de forces militaires étrangères à nos frontières, deux semaines avant l’agression, était persuadé qu’ils n’oseraient pas attaquer, que ce n’était que de l’esbroufe. Notre force de dissuasion était bien trop évidente. Le chef du Mossad, Zwi Zamir, avait pourtant alerté le gouvernement, mais rien n’y fit3. Brick conclut qu’Eizenkot en son temps s’était laissé convaincre par ses avertissements. Pourtant, il s’opposa à Brick dès que celui-ci eut transmis son rapport à la commission des Affaires étrangères et de la sécurité. Ils ont fait de leur conception une affaire personnelle.

Aujourd’hui, dans la semaine consécutive à la fête de Souccot, Brick4, qualifié par beaucoup de prophète apocalyptique, n’est pas gêné par cette appellation. Outre son rapport, le rapport Brick, de 2018, il parle d’un rapport plus concis transmis à tous les rouages militaires et politiques du leadership, en 80 pages, préparé il y a un an et demi, dont bien entendu Eizenkot, ex chef d’état-major (2015-19). Il travaille alors avec le professeur Boaz Galon et cinq équipes de spécialistes, sur les thèmes suivants :

  1. – l’approche sécuritaire inadaptée ;
  2. – la préparation de l’armée de terre à la guerre ;
  3. – la préparation face à la menace des roquettes et missiles ;
  4. – les capacités de l’armée de l’air ;
  5. – la préparation de la défense passive ;
  6. – et surtout de la culture et de la doctrine militaire en décalage avec la réalité.

Il propose également des solutions. Ce nouveau rapport a été transmis à tous les responsables il y a cinq mois, dont le ministre de la Défense et l’ex chef d’état-major Aviv Kokhavi. Ce dernier a fini par accepter les constats et les recommandations.

Il revient sur la miniaturisation de Tsahal, censé juste pouvoir répondre aux potentielles attaques des deux milices terroristes dont la dangerosité est largement sous-estimée. En vingt ans, Brick déclare que l’Iran a placé dans les 250 000 roquettes et missiles dirigés contre nous, dont quelque 3 500 pourraient être lancées sur Israël lors de la prochaine guerre. La réduction de Tsahal est inversement proportionnelle à la vitesse de l’augmentation d’un armement de plus en plus puissant et précis chez nos ennemis.

Implications économiques de l’impréparation

Brick parle aussi des implications économiques de l’impréparation.

Dix ans de négociations sur le tracé de la frontière maritime avec le Liban n’ont rien donné. Entre-temps, le Hezbollah s’est muni de 150 000 missiles, et dispose de dizaines de milliers de fantassins prêts à franchir à pied la frontière-Nord.

L’armée prévoit 2 500 lancés par jour sur Israël en cas de conflit. Gordin, le nouveau commandant de la région Nord, parle de 5000 missiles par jour sur les grandes agglomérations.

Brick explique l’accord sur le gaz avec le Liban comme un renoncement, Israël n’ayant plus d’arguments suffisamment convaincants.

En fait, le ministre Lapid a cédé à un chantage qui risque d’être suivi par d’autres. La gouvernance est remise en question en Galilée et dans le Néguev, et 70 % de la population du pays est rassemblée sur 20 % de la superficie du pays. 90 % des capacités du pays se concentrent à Tel-Aviv et la région de Dan. Brick ne désespère pas. Il affirme qu’il est encore temps pour le pays de se ressaisir et de changer de cap. Kokhavi est plus ouvert à ses mises en garde. Des commissions se mettent en place.

Face aux incapacités du pouvoir qui, s’il comprend peu à peu que sa conception était profondément fautive, mais dont les dirigeants, toujours selon Brick, préfèrent faire profil bas et attendre la relève en espérant que la menace soit suffisamment lointaine pour ne pas affronter les problèmes de nombreux remaniements, ce qui était encore envisageable il y a dix jours, les civils font souvent preuve d’un courage exemplaire et de clairvoyance.

Chroniques de bravoure civile

Le commandant M. de l’unité spéciale (מסתערבים) anti-émeute, raconte à visage couvert son intervention sur le champ de bataille, alors qu’il n’était pas dans l’exercice de ses fonctions5. À six heures du matin, en compagnie d’un ami, il rentre de la fête de Ré’im. Il faisait partie de la sécurité, en tant que garde civil. Son épouse le relève. Vers 6h30, son épouse lui téléphone. L’alerte rouge est déclenchée. Elle rappelle peu après pour l’informer qu’elle essuie des tirs. Il prend ses armes personnelles (pistolets) et reprend la route pour Ré’im. Mais les terroristes sont déjà à Ofakim. Et c’est alors qu’un nombre non négligeable de civils armés sortent dans la rue. M. cherche les terroristes pour les affronter. Et voilà que, spontanément, sans avoir répondu à tout appel de l’armée, les civils se concertent rapidement et se distribuent entre eux des rôles leur permettant d’intervenir et de se mettre en marche selon les techniques apprises à l’armée.

Les terroristes ont des armes automatiques longues, des grenades, des bombes, et des lance-roquettes (RPG). Un langage commun est vite mis en place et un premier terroriste est abattu. Le volontaire récupère l’arme automatique, plus effective. Les pertes sont lourdes, mais la force improvisée abat cinq terroristes, dans la rue, le parking, et des appartements investis par les assassins. M. rapporte que les terroristes étaient lourdement armés et entraînés, avec protection-céramique, et deux véhicules bourrés de munitions. La force est accueillie par la famille Edry, où s’organise la défense. M. communique avec son unité et les informe. Des officiers les rejoignent, mais M. et ses compagnons ne comprennent pas ce qui retarde tellement les forces spéciales (ימ »מ) qu’ils attendent.

Alors qu’il se bat à Ofakim, que des personnes sont touchées par des bombes, il reçoit un appel enregistré de sa femme, où il entend aussi des tirs. Elle l’avertit qu’elle n’est pas certaine de s’en sortir vivante. Le commandant de son unité lui intime de partir aussitôt avec un véhicule pour Ré’im, et de sauver sa femme. Des terroristes les attaquent en chemin. Le véhicule est endommagé. Les personnes qui sont avec lui ripostent aux tirs, mais M. est frôlé à la tête par une balle qui le blesse. Il n’a plus que cinq balles, et son arme se bloque. Il court jusqu’à la rivière (sèche) de Ré’im, retrouve l’un des hommes qui étaient avec lui dans la voiture, blessé au pied, et le troisième passager les rejoint. Il a une balle dans l’épaule. Ce dernier a failli être pris en otage. Blessé, il s’est allongé comme mort, et le terroriste s’est approché à mains nues pour le prendre. C’est alors qu’il lui a mis une balle dans la tête et est parvenu à se traîner jusqu’au lit de la rivière. M. rappelle son épouse pour lui dire qu’il est en route. Pour finir, il ne la rejoindra pas. Il perd son sang, mais d’autres compagnons d’armes prennent le relais et parviennent à sauver sa femme.

D’autres faits d’héroïsme se déroulent un peu partout dans la région. La lutte à Kvar Aza est aussi exemplaire6. Une poignée d’habitants armés parvient à se battre contre les terroristes, en attendant les renforts. Ils sont sept, et rejoints plus tard par quatre policiers. Le chef improvisé de l’intervention (une fois encore sans enrôlement) se met même en danger quand il tombe sur des individus armés qu’il interroge pour savoir s’ils ne seraient pas la classe de garde du lieu. Ils lui répondent par des tirs… (le lien a été censuré).

Un autre aspect de la détermination des civils israéliens face aux dirigeants vautrés dans leurs conceptions imaginaires, consiste dans l’installation de localités dans les territoires disputés par de nombreux pays contre nous.

Sans les implantations juives, le premier gouvernement Rabin-Pérès aurait probablement cédé la totalité des territoires libérés à la guerre des Six jours à l’ennemi. On n’ose penser à ce que ça aurait donné, en plein cœur du pays, quand tout lieu civil ou stratégique, aéroport compris, peut être atteint par un missile de courte à moyenne portée, avec un simple engin portatif.

La vue est belle depuis les monts de Judée et Samarie.

Pareillement, alors que de nombreux citoyens pensaient pouvoir en 67 récupérer leurs biens immobiliers spoliés par les Jordaniens dans la Vieille-ville de Jérusalem, appelé quartier musulman, pendant que presque toutes les entrées des maisons portaient encore la place de la mazouza, il a fallu que des groupes civils s’organisent en associations pour racheter ce qui nous appartient : Atéreth Cohanim, notamment. De même, l’association Yr David, la Cité de David, restaure et rachète depuis des décennies le quartier qui se trouve en contrebas de la Porte des Immondices. D’autres repeuplent le Mont des Oliviers, où un quartier florissant autorise la prière face au Mont du Temple, où, notamment, le rabbin Michaël S. reçoit chaque année de nombreux fidèles pour la veillée du sixième jour de SouccotYS♦

Yeochoua Sultan, MABATIM.INFO


1 https://www.inn.co.il/news/616529

2 https://www.youtube.com/watch?v=G_hQ7SkiJok

3 Wikipédia

4 https://www.youtube.com/watch?v=30rFxXz4bWk&t=612 s

5 https://www.youtube.com/watch?v=8WqDBZ2JBhU

6 https://www.youtube.com/watch?v=7Jqkjv-YIvQ&t=149 s


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Un commentaire

  1. Excellent article qui nous décrit l’impréparation accablante de l’armée israélienne à toute éventuelle attaque. Il s’agit, semble-t-il d’un laisser-aller propre aux sociétés occidentales, qui misent l’essentiel sur la technologie, nouveau Dieu de nos sociétés. Or, nous voyons clairement à travers cet article que la « fatigue » de se battre, la confiance en une force qui a toujours fait d’Israël un pays gagnant, voire invincible, s’avèrent très dangereux. La description qui est faite ici de l’attitude pour le moins « légère » des gradés mène au désastre. Nous pouvons comparer cette attitude à celle de la France (et de l’Europe en général) qui possède aujourd’hui une armée exsangue. Or nous ne sommes pas dans « la fin de l’histoire », comme le prétendait Fukuyama. La preuve vient d’en être donnée, hélas, avec Israël comme avec la guerre russo-ukrainienne.

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