
[26 novembre 2023]
À travers l’histoire, le terroriste des uns est considéré comme le résistant des autres.
Bien des livres et des études ont été rédigés sur ce sujet. J’en donnais une bibliographie représentative en français dans un article resté actuel, bien que publié il y a vingt ans, (accessible aujourd’hui en ligne)1. J’y faisais part de mes conclusions d’enseignante durant plus de trois décennies à l’École d’interprètes et de traducteurs de l’université Bar-Ilan.
Dans le cadre de mes cours, je m’attachais notamment à sensibiliser mes étudiants au vocabulaire « idéologique »2, et à son emploi dans la pratique professionnelle.
L’interprète doit effectuer un choix ponctuel en fonction du contexte de l’événement dans lequel il fait office de médiateur, et du public-cible. Il est tenu de respecter la formulation de l’intervenant dont il transpose dans la langue-cible le « vouloir dire », quitte à changer de vocable plusieurs fois dans la même séance, au fur et à mesure qu’il change d’orateur : langage engagé dans un sens ou dans l’autre chez les parties au conflit, ou expression neutre recherchée par des modérateurs ou par des observateurs extérieurs, qui se voudraient « objectifs ».
Il faut pour cela être conscient des connotations, lourdes de sens pour chacun, mais aussi des fausses équivalences obligées, ancrées dans l’usage, entre des termes binaires comme : terroriste/résistant.
La même problématique se pose, dans des termes différents pour la presse.
Le journaliste, comme l’interprète, est un médiateur. Mais il n’est pas le protagoniste d’un dispositif en cours, où le langage de l’un fait réagir le locuteur d’en face. Il rend compte de faits déjà actés, en recourant à une terminologie dont il a la responsabilité.
Or souvent, chacune des parties décrit une même réalité (géographique, historique, culturelle, religieuse) dans un langage idéologique codé différemment.
Les interlocuteurs désignent-ils vraiment le même signifié quand ils parlent d’Abraham/Ibrahim, d’Erets Yisraël/la Palestine, de Judée-Samarie/ la Cisjordanie, de Jérusalem/Al Kods, du Mont du Temple/Esplanade des Mosquées, des réfugiés juifs ou palestiniens, de la Loi du Retour et du Droit au retour, du Djihad et des attentats terroristes/ des kamikazes/ martyrs ou Chahid ?
Que se passe-t-il quand un journaliste utilise, sans y prendre garde ou délibérément, l’un des termes de ces « couples » pour traduire l’autre, comme s’il s’agissait de parfaits doublons ?
Dans la guerre Hamas-Israël, le clivage ne peut pas être innocent.
Sur quels critères se fondent la plupart des agences de presse internationales quand elles déclarent refuser de qualifier le Hamas de « terroriste » ?
– La BBC, par exemple, sans être un organe officiel du Royaume-Uni, est considérée comme un média « national », or le Royaume-Uni a reconnu le bras armé du Hamas comme un mouvement terroriste.
– De même, l’AFP, de création française, même si son étendue est désormais planétaire, (comme les BBC News), s’inscrit dans l’Union européenne, qui a placé le Hamas sur la liste des organisations terroristes.
En apparence, le choix est simple : les brigades du Hamas peuvent ou doivent être qualifiées de terroristes.
D’autant plus que les événements du 7 octobre en Israël ont été délibérément dirigés contre des civils désarmés, dans une opération sans déclaration de guerre préalable, qui a constitué un massacre sanguinaire et barbare de familles sur trois générations, exterminées dans leurs maisons. De même est terroriste la chasse-poursuite meurtrière de jeunes pacifistes dans une rave-party, à coups de lance-roquettes, de grenades et de mitraillettes. Sans compter le kidnapping d’otages de tous les âges et de toutes les nationalités, en vue d’un grand chantage sous le regard des médias. Rien à voir avec un traditionnel affrontement armé dans un conflit traditionnel entre soldats.
De même la riposte de l’armée israélienne (Tsahal, sigle de « Armée de défense d’Israël ») a été objectivement reconnue par les dirigeants occidentaux comme une guerre de légitime défense, bien que son ampleur et sa violence aient réintroduit le concept de « proportionnalité », assorti d’un débat s’appuyant sur le Droit de la guerre, les conventions de Genève, mais aussi sur l’asymétrie entre l’armée d’un État démocratique et légitime, tenu de respecter les règles de la guerre, et entre le bras armé d’une organisation islamiste utilisant les méthodes de Daech.
Le Hamas n’a pas signé de convention internationale l’obligeant, par exemple, à éloigner ses postes de commandement et ses entrepôts d’armement des zones où vivent des civils. Il s’affranchit de règles morales, acceptées dans les sociétés progressistes, qui interdisent d’utiliser à des fins « militaires » les hôpitaux et les ambulances, les écoles et les installations de l’UNRWA, les mosquées et les immeubles résidentiels.
Bien au contraire, il y place à dessein ses infrastructures et y cache ses hommes armés et ses batteries de lance-missiles, comptant bien exploiter à son avantage le frein moral et juridique d’un adversaire qui peut être juridiquement condamné s’il prend la décision d’attaquer ces lieux sensibles, des « sanctuaires ».
Le Hamas détourne les fonds versés par l’aide humanitaire internationale pour construire des infrastructures guerrières et en assurer la maintenance. Il interdit à sa population de se réfugier dans les tunnels qui pourraient lui servir d’abris pendant les bombardements d’Israël contre les positions du Hamas, faisant d’elle des potentielles victimes collatérales, des « boucliers humains » selon la terminologie en usage. N’est-ce pas une stratégie terroriste ?
On connaît la citation de Camus : « Mal nommer une chose, c’est ajouter au malheur du monde3 ».
Pourquoi les agences de presse refusent-elles de qualifier le Hamas de « terroriste », lorsque tout indique que la méthode qu’il emploie est une inversion délibérée des valeurs de l’Occident pour les renverser à son avantage, que l’asymétrie entre les adversaires ne repose sans doute pas sur l’idée reçue et profondément biaisée d’un affrontement entre des opprimés du Sud global, dépossédés par des suprémacistes blancs, par un État colonisateur et d’apartheid, tel que le décrit trop souvent le langage actuel ?
Pourquoi le wokisme a-t-il imposé sans trop de difficultés l’équation Juif=blanc, comme la Conférence de Durban en 2001 avait imposé l’équation sionisme=racisme ? Pourquoi ne réalise-t-on pas que le creuset israélien fusionne en un seul peuple composite, des communautés juives pourchassées venues des quatre coins de l’univers, blanches, noires et basanées, dont un million de réfugiés arabophones contraints, à la naissance d’Israël, de fuir les pays du Maghreb et d’Orient où leurs ancêtres ont vécu des siècles durant, voire des millénaires ?
Pourquoi est-il si difficile de constater que l’invasion armée du territoire souverain du Néguev occidental (attribué à l’État juif par l’ONU en novembre 1947) a été lancée par des islamistes formés pour un djihad dont l’objectif déclaré est d’anéantir le minuscule pays juif impudemment installé sur une terre considérée par eux comme Dar al-islam, une terre souillée à leurs yeux par la présence insolente de dhimmis devenus dominants sur un territoire musulman ?
Pourquoi la presse s’est-elle empressée le 7 octobre de parler d’une attaque contre des colonies et de colons tués ?
On mesure de plus en plus aujourd’hui le profond malentendu qui oppose l’Occident, pour qui les « territoires occupés » sont les zones conquises en 1967 et « colonisées »4. (Gaza n’est plus occupée physiquement depuis 2005 et la Cisjordanie est divisée en trois zones d’administration, plus ou moins libres).
En revanche, pour les Palestiniens, les territoires occupés sont indéniablement tous ceux qui constituent l’État hébreu lui-même, du fleuve Jourdain jusqu’à la mer Méditerranée5.
On sait que l’idéologie islamiste pose comme idéal ultime le fait de mourir au nom de l’islam et d’Allah, et transforme le perpétrateur d’un attentat aveugle contre des « innocents » non impliqués en Chahid, en martyr.
On constate pourtant que le criminel devient une victime et un héros de la résistance aux yeux de ceux des occidentaux qui croient qu’il agit essentiellement par désespoir profond, contre les crimes de l’Occupation.
Si l’on accepte de reconsidérer points de vue et idées toutes faites, ne faut-il pas identifier l’idéologie islamiste qui sous-tend le Hamas depuis sa création, et tout simplement nommer ce qui s’est passé le 7 octobre une « opération terroriste », destinée à semer la « terreur » dans une population civile non musulmane désarmée ?
Pourtant la BBC comme l’AFP ne se sont pas contentées de renvoyer dos à dos Palestiniens et Israéliens. Elles n’ont pas recouru à des gloses conciliatrices, qui permettent généralement à la presse de conserver une certaine symétrie, dans un effort de neutralité, assimilé à un souhait d’impartialité.
Elles n’ont pas dit :
« les hommes armés du Hamas, organisation appelée par les uns« terroriste »et par les autres« résistante ».
Au lieu de cela, la BBC et l’AFP se retranchent dans leur refus déclaré de qualifier le Hamas de terroriste6.
Sue Surkes, dans un article sur le média en ligne Times of Israël, rapporte le 30 octobre 2023 que la BBC, malgré les requêtes répétées, a maintenu depuis des années (et jusqu’à ce jour) sa décision d’appeler « militants » les « Hamas gunmen terrorists ». Surkes signale que le 11 octobre 2023, John Simpson, « veteran » reporter de guerre, expliquait à ce propos :
« It’s simply not the BBC’s job to tell people who to support and who to condemn – who are the good guys and who are the bad guys ».
Pour la BBC « militants »,
et pour l’AFP « combattants »,
sont des termes qui désignent adéquatement les hommes du Hamas, sans « prendre parti ».
Le 2 novembre 2023 Phil Chetwynd,Directeur de l’Information de l’AFP, signe sur son site officiel, une mise au point intitulée : « Israël – Hamas : le conflit de tous les dangers ». Il écrit dans son chapeau :
« La guerre entre Israël et le Hamas est l’un des sujets les plus difficiles et les plus clivants que l’AFP ait à couvrir. Il touche à des fractures historiques profondes et provoque des réactions viscérales dans nos sociétés comme dans les salles de rédaction. ».
Puis il précise :
“L’AFP travaille 24H/24 pour suivre et décrypter une situation en constante évolution, ce qui l’expose à des accusations de partialité, tantôt pro-palestinienne, tantôt pro-israélienne. Chaque mot que nous écrivons est scruté à la loupe pour y détecter des signes de subjectivité. Nos journalistes sont confrontés à des insultes inacceptables. Dans ce contexte, produire du journalisme de qualité est extrêmement difficile.Soyons clairs : l’AFP n’a pas de parti pris. Elle respecte scrupuleusement ses statuts, qui l’obligent à couvrir les faits et à témoigner en toute indépendance. […] Tous les jours nous rappelons nos principes éditoriaux, notre charte et nos consignes sur la nécessité de sourcer les informations. Nous sommes une agence de presse, nous n’éditorialisons pas.”
Cet idéal d’impartialité a convaincu l’AFP (comme la BBC, Reuters et Associated Press) qu’associer le terme « terroriste » à la mention du Hamas serait « prendre parti » et non prendre acte d’un fait.
Mais on peut penser que les agences de presse ont eu le souci de ne pas froisser leurs utilisateurs arabo-musulmans, infiniment plus nombreux (1,9 milliard de musulmans dans le monde, 25 % de la population mondiale, 23 pays arabes, donc 23 voix à l’ONU) que le peuple juif (15 millions dans le monde, dont un peu plus de 7 millions en Israël, un pays minuscule représentant une seule voix).
La disproportion est criante. Mais l’opinion publique a depuis longtemps oublié l’image du rescapé des pogroms et de la Shoah, du petit David luttant contre Goliath. L’image actuelle véhiculée par les foules de manifestants embrigadés qui défilent dans les capitales et les villes d’Europe et des Amériques, est celle d’un monstre froid suréquipé militairement, d’un occupant colonisateur foulant aux pieds et massacrant des femmes et des enfants qu’il domine et dépossède.
Il est difficile d’aller à l’encontre de cette représentation et de celle de son antonyme : le Hamas, présenté comme le mouvement de résistance qui combat pour la liberté des « damnés de la terre », les Palestiniens.
La fonction de la presse n’est-elle pas, pourtant, de dépasser l’émotion pour employer la terminologie appropriée, appeler un chat un chat, et un terroriste : un terroriste7 ?
Pour clore cette réflexion, je propose à mes lecteurs de faire cet exercice que je présentais à mes étudiants dans le cadre de nos réflexions sur la terminologie idéologique. L’objectif est de distinguer les nuances et les connotations culturelles soulevées par l’emploi de chacun des mots composant les séries détaillées ci-dessous, et d’essayer de les compléter :
VOCABULAIRE IDÉOLOGIQUE OU SENSIBLE
– Résistant/combattant/ activiste/ militant/ guérillero/ terroriste/ homme-bombe (attentat-suicide)/ chahid (martyr)
– Palestine/ Palestine occupée/ Israël/ Terre sainte/ Terre promise/ Terre d’Israël/ Pays d’Israël/ Erets Yisraël / État hébreu
– Hébreux/ Enfants d’Israël/ Judéens/ Juifs/ Israélites/ de confession mosaïque/ youpins
– Jérusalem réunifiée/ Jérusalem occupée / Jérusalem Est/ partie orientale de Jérusalem/ Jérusalem arabe/ Al Kods
– Territoires/ Territoires occupés/ territoires disputés/ territoires contestés/ territoires conquis/ territoires libérés
– Judée-Samarie/ Cisjordanie/ Cisjordanie occupée/ Rive occidentale du Jourdain (West Bank)/ Transjordanie / rive orientale du Jourdain/ Jordanie
– Camps de réfugiés/ bidonvilles/ camps de DP (personnes déplacées)/ camps de transit/ quartiers
– Colons/ habitants des localités juives/ colonies/ implantations
– Religieux/ pratiquants/ traditionalistes (massortim)/ orthodoxes/ ultra-orthodoxes (‘Haredim)/ non pratiquants/ laïcs (‘Hilonim)/ athées/ antireligieux. FK♦

Francine Kaufmann, MABATIM.INFO
Professeure des universités retraitée (Université Bar-Ilan, Ramat-Gan, Israël)
Francine Kaufmann, professeur des universités, docteur es lettres, est établie à Jérusalem depuis 1974. Spécialiste de littérature, d’histoire et de pensée juives, elle a enseigné en France à l’université Paris III dès 1969, puis en Israël à l’université Bar-Ilan, de 1974 jusqu’à sa retraite en 2011. Journaliste et réalisatrice, elle a collaboré à l’émission juive de la télévision française entre 1971 et 1998, puis à la section française de la radio nationale israélienne, Kol Israël, de 1973 à 1988. Elle a été correspondante pour la radio juive française RCJ à partir de 1990. Interprète de conférence, elle a participé à des visites d’État et des visites officielles entre Israël et la France, ainsi qu’à des conférences internationales.
1 Francine Kaufmann, «La terminologie idéologique du terrorisme dans le conflit du Proche-Orient, sous le regard de l’interprète et du traducteur », in Topique n° 83, septembre 2003 : Représentations du terrorisme, pp. 87-109. (Topique, Revue freudienne, éd. L’esprit du Temps, diffusion P.U.F.) L’article est en ligne sur Cairn.info : https://www.cairn.info/revue-topique-2003-2-page-87.htm ; DOI : 10.3917/top.083.0087
2 Voir liste partielle en fin d’article.
3 La citation originale est : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »
4 La conquête des territoires est le résultat d’une victoire d’Israël au cours de la Guerre des Six jours. La Jordanie avait rejoint le camp de plusieurs armées de pays arabes qui menaçaient de jeter Israël à la mer. La Cisjordanie avait été attribuée par l’ONU en 1947 au futur État palestinien, refusé par les Arabes qui ne voulaient pas d’un partage avec un futur État juif. En Transjordanie, le Mandat britannique avait créé un émirat hachémite en 1921, devenu à l’expiration du Mandat un royaume indépendant. Durant la guerre avec Israël en 1948, la Transjordanie conquit Jérusalem Est et la Cisjordanie, qui annexées par elle constituèrent en 1949 Le Royaume hachémite de Jordanie. La Bande de Gaza passa, à la fin du Mandat, sous administration égyptienne, avant d’être conquise par Israël en 1967.
5 Rappelons que le Fatah de Yasser Arafat a été créé en 1959, et l’OLP en 1964 (organisation de Libération de la Palestine). Les territoires occupés après la guerre de 1967 n’existaient pas à cette époque. Une partie des localités juives du Neguev occidental envahies le 7 octobre a été créée avant l’établissement de l’État d’Israël comme Beeri (1946, kibboutz), ou juste après : Réïm (1949, kibboutz), Yakhini (1950, mochav yéménite), Na’hal Oz et Kfat Aza (1951, kibboutzim), Nir Oz (1955, kibboutz), Kerem Chalom (1957, kibboutz), etc., en tout cas pas après les conquêtes de 1967. La ville de Sderoth a été fondée en 1951, la Achdod moderne en 1956.
6 En France, le groupe de Jean-Luc Mélenchon « La France insoumise » (LFI) a refusé de qualifier le Hamas de mouvement terroriste après les massacres du 7 octobre, soulevant la colère de la classe politique française. Ce refus réitéré, comme celui des agences de presse, peut difficilement être interprété comme un signe d’impartialité.
7 Au moment de clore cet article, un communiqué de l’AFP qualifie le Hamas ce mercredi 27 novembre de : « mouvement islamiste armé palestinien ». Il rappelle que « Israël a promis d’ « éliminer » le mouvement islamiste qui a pris le pouvoir dans la bande de Gaza en 2007 et classé organisation terroriste par les États-Unis, l’Union européenne et Israël. : « Dernier jour prévu de la trêve Hamas/Israël, discussions pour la prolonger », Écrit par AFP. Publié le 27 novembre 2023, mis à jour le 27 novembre 2023 : https://lepetitjournal.com/fil-afp/dernier-jour-prevu-de-la-treve-hamasisrael-discussions-pour-la-prolonger-373584 ; Un communiqué de Libé Matin qualifie lui aussi ce matin le Hamas : « mouvement islamiste armé palestinien »
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