
par Klod Frydman
[26 juillet 2024]
« Féodaux – cléricaux ».
C’est ainsi que la gauche palestinienne appelait les notables, dirigeants politiques et religieux, richissimes propriétaires, des terres et des entreprises, chefs de clans. Grands seigneurs, Ils se prétendaient d’illustres familles et détenaient également l’autorité politique et religieuse. Ils s’appelaient el Husseini, Nashashibi, Dajani, Tamimi, Dugmush, Abu Naja, etc. Leurs chefs n’habitaient généralement pas la Palestine mais, avant l’indépendance d’Israël, Damas, Beyrouth, le Caire.
Ils s’appellent aujourd’hui Ismaël Hanyeh, Yahya Sinwar, Khaled Meshaal, Mohammed Deif, Mahmud Abbas, etc. Mis à part ce dernier, ils sont au Qatar, en Turquie, en Irak ou au Liban.
Ils sont toujours aussi riches et puissants, soutiennent la révolution islamique, la charia et la dhimmitude.
Ils ont trouvé un soutien important à l’extrême gauche française.
Par réalisme politique celle-ci a abandonné le projet de révolution prolétaires et, pour prendre le pouvoir, a opté sur la révolution islamique.
Comme en Iran. Ainsi l’extrême gauche française met en avant une Palestine mythique dont la référence est le mufti Amine el Husseini pourtant recherché après la deuxième guerre mondiale comme criminel de guerre allié des nazis. L’extrême gauche française a oublié la laïcité et l’humanisme.
Qui des historiens de la gauche palestinienne a utilisé le premier cette expression « féodaux-cléricaux » ? Est-ce Ghassan Kanafani ou Razzak Abdelkader ? Tous deux étaient marxistes, mais le premier, nationaliste palestinien militait au sein du FPLP tandis que le second recherchait une coexistence pacifique avec les Juifs et l’État d’Israël.
Le même idéal a conduit ces deux brillants intellectuels, le premier à agir en faveur du terrorisme et l’obscurantisme, le second pour la paix et la démocratie. Quant au parti communiste palestinien, il soutenait Hajj Amin el Husseini, l’allié des nazis, il voyait en lui le plus anti-impérialiste des nationalistes bien que le groupe du Mufti n’eût aucune hésitation à liquider les éléments de gauche qui essayaient de pénétrer les cercles ouvriers et paysans.
L’influence sur le syndicalisme
Les autorités palestiniennes féodales et religieuses ne pouvaient tolérer que se développe un mouvement ouvrier et paysan indépendant de son contrôle.
Le syndicalisme fut soumis à la terreur de la direction arabe…
Dans les années trente, Michel Mitri, président de la Fédération des Ouvriers Arabes de Jaffa fut tué par des fidèles d’Hajj Amin el Husseini. En 1947, Sami Taha, dirigeant syndicaliste de Haïfa, une des personnalités syndicales les plus en vue du monde arabe, subit le même sort1. Treize chefs arabes ont été ainsi assassinés pour les mêmes raisons2.
Le refus arabe de reconnaître la légitimité de l’État d’Israël a rendu difficile les relations entre la Histadrout, le syndicat israélien et les syndicats palestiniens. Cependant, des actions communes ont pu être menées bien que certains syndicats sous une direction féodale et cléricales aient privilégié le rôle politique sur le rôle syndical3.
En Europe, le mouvement BDS a gelé l’adhésion de la PGFTU (Fédération générale palestinienne des syndicats) au Réseau syndical international de solidarité et de luttes4. BDS, toujours dans l’idéologie du triple non de Khartoum – (« Non à la reconnaissance, Non à la négociation, Non à la paix ») – refuse toute action commune, même si elle est nécessaire, entre la Histadrout et la fédération palestinienne.

Des syndicats norvégiens, irlandais, anglais, belges espagnols et français ont constitué un réseau syndical européen de solidarité avec la Palestine, ETUN (European Trade Union Initiative for Justice in Palestine), ils boycottent le syndicat israélien mais aussi la fédération des syndicats palestiniens qui, par la force de choses, entretient des relations avec les Israéliens.
Dans le monde agricole
Dans les années 1940, dans la société agricole de Palestine, le tiers des Arabes ne possédaient aucune terre, la moitié une parcelle insuffisante pour subvenir aux besoins de leur famille. Avec la réforme fiscale ottomane et les taxes du mandat britannique les petits paysans vendirent leurs terres.
Mais qui les vendit aux sionistes ? La plupart de temps ce furent les gros propriétaires qui incitèrent les paysans à leur vendre les terres pour quatre livres palestiniennes le dounam5. Eux les revendaient aux Juifs pour le double. Les grands propriétaires terriens vendaient des armes aux paysans pour se battre contre les Anglais et les sionistes, escomptant récupérer les terres vendues à l’occasion de la guerre.
La famille Sursuk en est un exemple. Elle était propriétaire de banques à Beyrouth. Les Sursuk avaient acheté aux Turcs de vastes étendues de terre en 1872 dans la vallée de Jezréel. Cette zone qu’ils ont revendue aux Juifs comprenait 20 villages, des fermes et leurs habitants.
Moins de 10 % des terres vendues appartenaient à des petits paysans. Plus de 90 % aux grands propriétaires qui ont empoché les bénéfices, tout en regrettant le système féodal. Ils ont largement prôné la terreur et l’annihilation de la communauté juive.
Ghassan Kanafani
Ghassan Kanafani était un historien, journaliste, écrivain, poète et homme politique palestinien. Il était connu pour son œuvre concernant la cause palestinienne dont la plus emblématique est Retour à Haïfa. C’est l’histoire imaginaire de Safia et de Saïd pendant la guerre de 1948. En panique, ils s’enfuient de Haïfa en abandonnant Khaldoun leur fils de 5 mois. Vingt ans plus tard, Israël autorise des familles palestiniennes à visiter leur lieu d’origine. Safia et Saïd se rendent devant leur maison à Haïfa dans l’espoir de voir leur fils. Ils découvrent que Khaldoun s’appelle désormais Dov et qu’il a été adopté par des immigrés juifs. Il vient d’être enrôlé dans l’armée israélienne. Cette nouvelle pose le problème des interrogations de Kanafani :
« Qui est la vraie mère ? Qui est le vrai père ? Une patrie, c’est quoi ? À qui appartient-elle ? Et enfin, par quel chemin retourne-t-on à Haïfa ? »
Malgré sa position critique envers les Juifs, il les voit dans l’histoire, il parle avec les Juifs et leur donne une voix. À cette époque c’était une innovation.
À la fin des années 1940, les régimes des pays arabes qui entouraient Israël étaient, dit Kanafani, des régimes bourgeois sans réels pouvoirs. La gauche palestinienne perdit peu à peu l’élan qu’elle avait pu acquérir pendant les années 30 à cause son incapacité à arabiser les partis de gauche, mais aussi à cause des changements de la ligne du Komintern6. La gauche communiste devint par ailleurs de plus en plus victime de la répression exercée par la direction arabe après l’échec de cette dernière face à Israël7.
Marxiste, Kanafani était porte-parole du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP). Son regard sur la société palestinienne était sans concession. Il avait la réputation d’être un combattant dont l’arme est le stylo mais il fut impliqué dans l’attentat de l’aéroport de Tel Aviv (Lod), perpétré par l’Armée Rouge Japonaise pour le FPLP, qui fit 26 morts et 80 blessés, surtout des pèlerins philippins8.
Kanafani fut assassiné à Beyrouth, le 8 juillet 1972, action imputée au Mossad. Israël n’a pas démenti. Toutefois, le FPLP a exécuté en 1981 un certain Abu Ahmed Yunis qu’il accusait d’être l’assassin de Kanafani. Or les archives de Vassili Mitrokhin dévoilent qu’Abu Ahmed Yunis était un membre du FPLP, agent du KGB connu sous le nom de code « Tarshikh ». L’autorité Palestinienne, le FPLP et le Hamas n’émettent évidemment aucun doute quant à la culpabilité d’Israël, éternel coupable. Mais saura-t-on jamais la réalité des relations entre le KGB et les Palestiniens ?
Razzak Abdelkader
« Les nationalistes des états voisins d’Israël, qu’ils soient au gouvernement ou dans les affaires, qu’ils soient palestiniens, syriens ou libanais, ou citadins d’origine tribale, savent tous qu’au début du siècle et pendant le mandat britannique, la région marécageuse des plaines et des collines de pierre ont été vendues aux sionistes par leurs pères ou leurs oncles contre de l’or, cet or même qui est souvent à l’origine de leur propre carrière politique ou commerciale. Les paysans nomades ou semi-nomades qui habitaient les régions frontalières savent très bien à quoi ressemblaient autrefois les vertes plaines, les collines boisées et les champs fleuris de l’Israël d’aujourd’hui. Les Palestiniens qui sont aujourd’hui réfugiés dans les pays voisins et qui étaient adultes au moment de leur fuite savent tout cela, et aucune propagande antisioniste – pan arabe ou pan musulmane – ne peut leur faire oublier que leurs actuels exploiteurs nationalistes sont les dignes fils de leurs exploiteurs féodaux d’hier et que les épines de leur vie sont d’origine arabe et non juive…»
Le 1ᵉʳ août 1969, cet article intitulé Israël est-il une épine ou une fleur au Proche-Orient ? fut publié dans le Jérusalem Post. Il était signé Razzak Abdelkader.
Razzak Abdelkader, prince arabe, arrière-petit-fils de l’émir, fut un personnage atypique, un personnage de roman. Ceux qui l’ont rencontré décrivent un homme sympathique mais extrêmement discret. Ouvert pour parler des idées, mais pas de lui-même, il existe dans sa vie de nombreuses zones d’ombres. Le sionisme était pour lui une forme de socialisme, il le considérait porteur des germes de libération, au contraire des sociétés arabes gouvernées par des potentats autoritaires.
En 1937, Razzak se rendait fréquemment à cheval au kibboutz Ein Gev. Il se lia d’amitié avec Itzhak Sadde, Ben Gourion et Golda Meir. Il pensait que le vrai communisme ne se trouvait pas en URSS mais dans les kibboutz. Il fut volontaire pour y travailler. Plus tard, il envisagea que le kibboutz pouvait s’appliquer à l’Algérie indépendante.
Razzak Abdelkader fut très actif dans la lutte antinazie dans les pays du Levant au sein des Forces Françaises Libres. Membre du réseau clandestin de la résistance communiste en Syrie et au Liban il était en contact avec les réseaux de Palestine, juifs et arabes.
Le Matin d’Algérie du 5 juin 2019 écrit sous la plume de M. Karime Assouane qu’il était
« Dynamique, présent sur plus d’un front, son allure européenne et sa taille nordique, lui valent une possibilité de passer inaperçu aux travers de situations périlleuses. Il sera un militant communiste au sein du service du renseignement de la résistance française (FFL), le Bureau du Contre-Renseignement (BCR), sur le front syrien. Il sera transposé en territoire français, pour le compte du PCF allié à de Gaulle »9.
Après la 2ᵉ guerre mondiale, Razzak poursuivit la lutte contre le nazisme représenté en Palestine par le nazi Hajj Amin el Husseini et les Frères Musulmans. Lors d’une interview au journal arabe israélien Koul al arab, il a raconté comment, proche d’Ygal Alon et Ytzhak Sadeh, il a apporté son aide au Palmach, les troupes d’élite juives dans la guerre d’indépendance en 1948. Il vécut en en Israël jusqu’en 1952. Il s’était également lié d’amitié avec les militants progressistes palestiniens dont les maires de Nazareth, Amin-Salim Jarjora et Saif-Eddine Al-Zoubi, dirigeants et fondateurs du Parti Démocratique Arabe.
On retrouve Razzak Abdelkader pendant la guerre d’indépendance algérienne, Il rejoint la fédération de France du FLN, puis l’Algérie après l’indépendance. A l’été 1962, un coup d’État militaire fomenté par l’État-major Général (EMG) dirigé par Ben Bella et Boumediene renversa le gouvernement dont Mohamed Boudiaf était vice-président. Boudiaf fut assassiné. Le nouveau régime avait confisqué au peuple sa révolution. Pour restaurer la démocratie, Razzak Abdelkader créa un maquis à l’été 1963, en Grande Kabylie près de Tizi Ouzou, la « base révolutionnaire de Dra El-Mizan ».
Présenté comme le leader de l’opposition au gouvernement algérien, Razzak fut accusé de sionisme, de travailler pour le Mossad. Preuve en était pour la « justice » algérienne les articles qu’il avait publiés trois ans auparavant lesquels critiquaient le côté rétrograde de certains pays arabes. Arrêté et emprisonné, il fut libéré contre le rapatriement des cendres de l’émir Abdelkader et expulsé vers la France.

En France il se rapprocha de Sartre et de Claude Lanzmann qui éditaient la revue « Les Temps Modernes ». Henri Curiel et Franz Fanon le poussèrent à écrire. Il a publié chez Maspéro deux essais qui ont marqué l’histoire : « Le conflit judéo-arabe, juifs et arabes face à l’avenir » en 1961 et en 1966 « Le monde arabe à la veille d’un tournant ».
Les Temps modernes a voulu consacrer un numéro spécial au conflit israélo-arabe. Claude Lanzmann, rédacteur en chef, a sollicité des auteurs et penseurs israéliens et arabes. Ces derniers ont mis un veto à la participation de Razzak. La raison en était que ses conceptions d’une entente « israélo-arabe » étaient contraires à leurs positions en tant que forces nationalistes arabes qui refusaient l’existence d’Israël.
Autant la partie juive est traversée par divers courants de pensée, autant la partie arabe est une répétition des mêmes thèses…
L’article refusé fut publié en Italie par « Il Ponte » en mai 1968, sous le titre « L’arabisme, l’antisionisme et le pétrole ». La pensée qui se dégage de cet article pourrait être résumée par l’auteur qui disait :
« Je ne considère pas le sionisme comme une entreprise que l’on peut qualifier de coloniale. Je ne connais pas non plus le problème palestinien, je ne perçois le conflit que dans sa dimension globalement israélite-arabe ».
Contrairement à ceux qui refusaient sa participation et qui considéraient que les Juifs étaient les adeptes d’une religion hostile, Razzak pensait que les Juifs sont avant tout un peuple et qu’ils ont droit à un pays.
Pour échapper aux services secrets algériens qui le pourchassaient (ils avaient assassiné Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Ben M’hidi, Abane Ramdane et de nombreux leaders algériens), Razzak se réfugia en France, il fut protégé par des Israéliens de l’Hachomer Hatzaïr et des francs-maçons du Grand-Orient de France. Il fut exfiltré en Israël.
Il écrivit quantité d’articles en faveur d’une paix israélo-arabe. Il décéda en 1998. Razzak est enterré dans le cimetière du kibboutz Afikim, une modeste tombe dirigée vers le Golan. Son nom n’est pas gravé, il y a une simple inscription « Dov Golan » et ses dates de naissance et de décès 1914 – 1998. Parmi les personnalités qui lui rendirent hommage lors de ses obsèques se trouvait Yitzhak Shamir, ancien premier ministre d’Israël.
Razzak Abdelkader fut un homme engagé, à la fois acteur et témoin. Les écrits qu’il a laissés sont loin de la doxa officielle, qu’elle soit algérienne, palestinienne ou israélienne. L’humanisme, la justice, importaient plus pour lui que l’origine ethnique, la classe sociale et la religion. Il est la preuve qu’un affrontement entre Juifs et arabes n’est pas inéluctable. Razzak Abdelkader, arabe, sioniste, humaniste et artisan de la paix entre juifs et arabes mérite d’être honoré et d’être cité en exemple.
L’extrême gauche française et la Palestine
Avec pour point de départ des idéaux similaires, Ghassam Kanafani et Razzak Abdelkader ont suivi une trajectoire diamétralement opposée. Cependant l’un comme l’autre savaient que l’ennemi véritable c’est l’obscurantisme représenté par les potentats palestiniens.
L’Extrême gauche française, du NPA à la France Insoumise, fait du Hamas, Frères Musulmans, son parangon bien qu’ils représentent ces potentats, qu’ils aient persécuté la gauche palestinienne et assassiné, le 7 octobre, dans les kibboutz la gauche israélienne.
Ou est la cohérence de cette extrême gauche qui fait la promotion des intégristes, qui veut imposer la charia et qui combat la laïcité et la démocratie ? KF♦

Klod Frydman, MABATIM.INFO
1 La Palestine 1947 – Centre d’Études et de Recherches sur les Mouvements Trotskystes et Internationaux.
2 Menaces et réalités en Proche-Orient – le Monde, 26 septembre 1947.
3 Alain Graux, le Mouvement syndical palestinien – Zachary Lockman, Comrades and Enemies, Arab and Jewish Workers in Palestine, 1906–1948. University of California Press.
4 Réseau du syndicalisme combatif, de luttes et démocratique, autonome, indépendant des patrons et des gouvernements, anticapitaliste, féministe, écologiste, internationaliste, construisant le changement par les luttes collectives, combattant toutes les formes d’oppression… • Notre combat se mène contre toutes les oppressions, notamment celles envers les femmes, les populations racisées (victimes de racisme), les migrant.es et les LGBTQI+ (Lesbiennes, Gays, Bisexuel.les, Transsexuel.les, Trans, Queers, Intersexes). Ce réseau appelle au désarmement d’Israël.
5 Un dounam vaut 1000 m2
6 L’Internationale communiste (Komintern), également connue sous le nom de Troisième Internationale, était une organisation internationale fondée en 1919 qui prônait le communisme mondial et qui était dirigée et contrôlée par le Parti communiste de l’Union soviétique.
7 G. Kanafani, janvier 1972 – La révolte de 1936-39 en Palestine
8 Comment des Japonais en viennent un jour à tuer des pèlerins dans un aéroport en Israël ? – Michaël Prazan –
9 Razzak était membre des services de renseignements. L’État des effectifs des FFL le cite sans grade, avec « divers » dans la plupart des rubriques dont son unité. Son dossier n° GR 16 P 793 figure dans les archives du musée de la Résistance.
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Klod Frydman est non seulement un érudit, mais en plus, il partage généreusement ses connaissances.
Passionnant article remarquablement documenté.
Merci !
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