
Par Yaïr Ansbacher et Eyal Pinko, NZIV
[3 août 2024]
Les agissements de la Turquie en Méditerranée font partie d’un plan plus large, visant à prendre le contrôle des mers qui l’entourent. Comment Israël peut-il contrer la réalité régionale émergente.
Fin 2019, la Turquie a signé un accord avec le Gouvernement d’Union Nationale libyen dirigé par Fayez al-Sarraj (le rival du gouvernement dirigé par Khalifa Belkacem Haftar) pour le partage du domaine maritime libyen. L’accord concède à la Turquie un couloir maritime en Méditerranée orientale et à l’évidence permet à ce pays de contrôler l’Est de la Méditerranée, y compris les réserves de gaz de la région, ainsi que les gazoducs d’Israël vers la Grèce et le mouvement des navires de cette partie de la Méditerranée.
L’accord a consterné la Grèce, l’Égypte, le Chypre et la France et l’ONU. Israël n’a publié aucune réaction concernant cet accord. Les agissements de la Turquie mettent en lumière ses manœuvres pour devenir la puissance navale régionale. Les opérations de la Turquie en Méditerranée, en mer Égée, en Syrie, en mer Rouge et ailleurs dans le monde, font partie d’un large plan visant la prise de contrôle des mers entourant la Turquie, afin d’acquérir l’indépendance économique et énergétique. Ce plan, connu sous le nom la Doctrine de la Patrie Bleue (Mavi Vatan), a été présenté en 2006, par l’amiral turc d’alors.
La Doctrine de la Patrie Bleue
Le but de cette doctrine est le contrôle par la Turquie, des trois mers qui l’entourent, afin de lui assurer l’indépendance énergétique, économique et soutenir sa croissance démographique. Au-delà des objectifs déclarés dans cette doctrine, la Turquie a un but caché, à savoir, rendre caduque le Traité de Lausanne de 1923. Cet accord, imposé à la Turquie après la Première Guerre mondiale et la chute de l’Empire ottoman, l’oblige de dépendre des sources d’énergie étrangères, sous la « protection » occidentale depuis un siècle. Jusque dans les années 2000, la Turquie bénéficiait d’une protection occidentale, majoritairement américaine, lui permettant de garder son indépendance face à l’URSS. Avec la chute du bloc communiste et l’affaiblissement de la Russie, ainsi que le renforcement économique et démographique de la Turquie (environ 81 millions d’habitants aujourd’hui, et une croissance prévue à environ 90 millions d’habitants en 2030), ses besoins énergétiques augmenteront d’autant.
L’économie turque repose principalement sur une économie intérieure, dépendante de l’investissement étranger. Les principaux fournisseurs d’énergie de la Turquie sont la Russie, l’Iran, l’Irak, la Libye et la Corne de l’Afrique. En 2018, elle a importé plus d’un million de barils de pétrole par jour et plus de 51 milliards de mètres cubes de gaz en provenance de ces pays.
Dans le cadre de la doctrine de la Patrie Bleue, la Turquie a fixé un premier volet, à savoir, le contrôle de la Méditerranée, la mer Égée et la mer Noire.
Le deuxième volet comprend la mer Rouge, la mer Caspienne et la mer d’Arabie, y compris le golfe Persique. Le contrôle concerne des réserves de pétrole et du gaz. D’autre part, la Turquie fournit aux pays de la région le soutien politique, militaire ainsi que la formation de forces militaires, qui le moment venu, se rallieront à elle.
Dans le même temps, la Turquie renforce sa présence militaire dans le Caucase. Elle y pose des oléoducs de l’Azerbaïdjan vers la Turquie (parallèlement aux oléoducs russes). La Turquie développe une activité politique intensive en direction de la Géorgie. En même temps, elle établit des bases militaires en Somalie, au Soudan, en Libye et au Qatar. La Turquie forme également des soldats dans ces pays, leur fournit des armes et des munitions. La Turquie a également envoyé des milliers de mercenaires de Syrie et de conseillers militaires en Libye, qui agissent en son nom pour préserver le pouvoir du gouvernement qui lui est fidèle. La marine turque opère régulièrement en mer Rouge, dans le détroit de Bab el-Mandeb, qui contrôle le passage entre la mer Rouge, la mer d’Arabie et le golfe Persique. En outre, son activité augmente en Méditerranée, en mer Noire (en mettant l’accent sur la Bulgarie) et en mer Égée, près de la chaîne orientale des îles Grecques. De plus, la marine turque travaille en coopération avec le Pakistan, pour assurer sa présence permanente dans la mer d’Oman.
Le développement de la marine turque
Le fait que la Turquie soit recouverte de montagnes, lui confère un avantage et une sécurité relative contre les attaques terrestres. En revanche, sa frontière maritime, qui s’étend sur trois mers, s’avère une zone de faiblesse et constitue un espace de dépendance économique. Cette réalité géographique, enracinée dans l’histoire ottomane, a conduit le président turc Recep Tayyip Erdogan, à accélérer le développement de la marine. De façon générale, d’importants budgets ont été alloués pour l’armée et la marine, en particulier. Grâce à cette politique, de développement technologique indépendant de systèmes d’armes avancés, la Turquie veux devenir une puissance régionale, voire mondiale au travers de ses exportations d’armement, à l’instar des États-Unis et de la Russie.
Dans le cadre du renforcement de la force navale, ont été construites quatre corvettes pour la guerre anti-sous-marine, une corvette pour la collecte de renseignements, quatre frégates pour la guerre de surface et quatre frégates pour la guerre anti-aérienne. Par ailleurs, quatre corvettes sont également en cours de construction pour la marine pakistanaise. Ces dernières années, 33 péniches de débarquement de troupes et du matériel ont été produites pour la marine turque.
Ces moyens donnent à la Turquie la capacité d’opérer contre les îles orientales de la Grèce et d’en prendre le contrôle en temps de guerre, d’une manière similaire à ce qui s’est produit lors de son invasion de Chypre en 1974.
En outre, la Turquie construit dans ses chantiers navals six sous-marins, avec l’assistance des Allemands. Ils rejoindront la force de dix autres sous-marins, déjà exploités par la Turquie. Les ambitions de la Turquie vont plus loin.
Dans un proche avenir, elle prévoit de construire deux porte-avions pour des avions F-35. Il s’agira d’une capacité opérationnelle très importante en Méditerranée, en mer Rouge, en Libye et au Soudan.
Au cours des prochaines années, la marine turque s’enrichira de 16 avions de reconnaissance, environ 40 hélicoptères, 16 sous-marins, 21 frégates, 18 corvettes, 35 navires lance-missiles, 32 navires de pose de mines, un navire base opérationnelle à long rayon d’action et des dizaines de navires logistiques. La marine turque compte environ 260 000 soldats, y compris des commandos marines, formés aux États-Unis. Ceux-ci sont équipés de missiles, de véhicules blindés et de moyens de combat au sol. Ces forces ont acquis l’expérience opérationnelle dans les campagnes en Syrie et en Libye, ce qui devrait les aider à améliorer leur capacité opérationnelle et leur doctrine de combat.
La menace contre Israël
La politique anti israélienne de la Turquie, son renforcement militaire, son activité et sa propagande résolument antisémite, sa proximité avec les frères musulmans constitue une menace directe et indirecte pour Israël, qui pourrait se transformer à l’avenir en une menace équivalente à celle de l’Iran.
La zone qui s’étend des eaux territoriales d’Israël à l’ouest est vitale pour sa sécurité et son économie.
En effet, elle comprend sa ZEE (zone économique exclusive à environ 200 milles nautiques au large des côtes d’Israël) et les ressources qui s’y trouvent. Cette ZEE comprend des zones de pêche et des champs gaziers, dont les plus importants sont Tanin, Tamar 1 et Leviathan. Sur le fond de cette ZEE passent des câbles de communication d’Internet vers le monde entier.
À l’avenir, le gazoduc EastMed, qui fournira du gaz israélien à l’Europe via Chypre, devrait également passer sur le fond de cette ZEE israélienne. Plus de 90 % des importations et des exportations d’Israël sont effectuées par voie maritime et passent forcement par cette ZEE.
Conclusion et préconisations
La doctrine de la Patrie Bleue, mise en œuvre ces dernières années, représente non seulement l’aspiration personnelle d’Erdogan, mais aussi une aspiration nationaliste de revenir au statut de la Turquie et à son influence politique et économique sur la région, telle qu’elle était sous l’Empire ottoman. Début mars 2019, la marine turque a mené le plus grand exercice naval depuis sa création. L’exercice, surnommé la Patrie Bleue a validé ses capacités militaires. Lors d’une cérémonie organisée par la marine turque en septembre 2019, Erdogan a été photographié avec le commandant de la marine sur fond de carte de la Patrie Bleue, exprimant ainsi la validité politique du plan. Erdogan sait qu’Israël, la Russie, la France, l’Égypte, l’Arabie saoudite, la Grèce et Chypre ne soutiennent pas ses aspirations politico-économiques, et il met en œuvre sa doctrine lentement et avec mesure afin qu’elle ne soit pas perçue comme une menace pour la stabilité de la région. Par conséquent, il est très important que la communauté du renseignement d’Israël, s’engage dans la collecte de renseignements, dans tous les aspects concernant la Turquie. Dans le domaine opérationnel, Tsahal en général, et la Marine en particulier, devraient développer des doctrines de combat, pouvant contrer, à l’avenir, les méthodes de la Turquie.
L’armée israélienne a en effet mené un processus de réflexion ordonné sur la bonne façon de contrôler la région méditerranéenne en réponse à ces menaces. Cependant, la solution choisie – transférer la responsabilité d’une partie de celle-ci à la Marine n’est pas correcte, car il n’y a actuellement aucun commandement régional responsable de cette zone. En 2013, la marine a pris la responsabilité de sécuriser les plates-formes de forage. Cela crée une situation étrange dans laquelle un corps de Tsahal, qui est censé s’engager dans le renforcement des forces, est responsable de domaines tels que la collecte de renseignements, l’allocation des ressources (pas nécessairement maritimes) et la préparation de plans opérationnels dans cet espace géographique. Les installations elles-mêmes sont protégées par des sociétés de sécurité privées, théoriquement subordonnées à Tsahal, mais sans supervision appropriée. La zone située au-delà de la ZEE (y compris le bassin méditerranéen et la mer Rouge) n’a pas de commandement central. La coopération militaire avec les pays de la région est également menée, sans qu’elle soit coordonnée par un commandement unifié.
Le moment est-il venu d’établir un nouveau commandement régional au sein de Tsahal : le Commandement occidental, sera responsable de la zone à l’ouest de la frontière maritime territoriale, qui comprend la ZEE, les voies de navigation d’Israël en mer Méditerranée, les côtes de l’Égypte et de l’Afrique du Nord. Ce commandement assurera la préparation à une confrontation militaire avec la Turquie et à une confrontation navale éventuelle avec l’Égypte et l’Iran. Il gérera les unités, les ressources de Tsahal et établira de défense de la zone, y compris maritime, terrestre et aérienne. Il supervisera les sociétés de sécurité privées opérant dans les installations gazières. La responsabilité de la protection des eaux territoriales d’Israël et de ses côtes peut rester telle qu’elle est aujourd’hui, à savoir, entre les mains du Commandement du Nord et du Commandement du Sud. Le Commandement occidental coordonnera la coopération avec les éléments amis dans la région, Chypre, la Grèce, mais aussi des marines des pays de l’OTAN et d’autres pays opérant dans la région.
Le commandement établira des liens avec les Services de Renseignement de la Grèce, Chypre et la Bulgarie, en coopération avec le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères. Il s’agit de parvenir à des accords, des alliances et des ententes militaires, concernant le maintien de la sécurité de la navigation et la limitation des actions des éléments hostiles dans la région. YA-EP♦
Yaïr Ansbacher et Eyal Pinko, Nziv

Yaïr Ansbacher est un expert en sécurité, fondateur d’une école de préparation militaire et membre de l’Institut Misgav
Eyal Pinto est un officier (réserve) de marine

Cet article est tiré du livre de Yair Ansbacher : « Tel un lion chevronné »
La guerre imposée à Israël le 7 octobre 2023 a mis en évidence un certain nombre de concepts, qui ont guidé Israël, dans sa manière d’appréhender la guerre moderne. Cette guerre a mis en évidence les mécanismes de la prise de décisions, de la part de l’establishment militaro sécuritaire israélien, durant les 40 dernières années
Ce livre doit servir comme avertissement ultime, avant la prochaine guerre, à toute la société israélienne, en général, et à l’establishment militaro sécuritaire israélien, en particulier. Dr Yair Ansbacher, dont la thèse de doctorat s’intitulait « Opérations spéciales et leur contribution aux guerres modernes », occupe actuellement un poste de conseiller dans l’establishment de la défense d’Israël. Le 7 octobre 2023, il a participé, en tant que soldat de l’unité d’élite « Maglan » (unité spéciale de renseignements de Tsahal, opérant sur les arrières de l’ennemi), aux combats contre les terroristes du Hamas. Il a été horrifié de découvrir que la terrible réalité, contre laquelle il avait mis en garde dans son livre s’était réalisée. La deuxième partie du livre traite des mesures qu’Israël peut et doit prendre, pour vaincre ses ennemis et à la fin de cette guerre affronter, avec de nouveaux concepts sécuritaires, la nouvelle réalité régionale et mondiale
Traduction et adaptation : Édouard Gris
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