Une lecture passionnante, l’histoire d’un homme au début du XX ème siècle qui a fui la Russie et les Pogroms, comme tant d’autres émigrés juifs de l’Est, pour s’installer à Paris dans la confection, et un mystère autour de sa mort. Je laisse la parole à l’écrivain Daniel Chambon, son petit fils qui nous fera le plaisir dans le cadre de la Coopération Féminine de présenter son livre le 18 Novembre à Versailles*. Véronique Lévy
Daniel Chambon « Histoire banale et singulière d’un Juif né en Russie et mort en Seine-et-Marne »
LES ÉDITIONS DE PARIS MAX CHALEIL – Préface de Gérard Silvain
Je vais vous parler d’un livre, Monsieur Léon, Juif russe. Autant vous le dire tout de suite, j’en suis l’auteur. Vous vous demandez peut-être ce qui m’a amené à traiter le sujet si banal d’un étranger, fût-il Juif, qui émigre, ce qui était tout de même assez courant au début du XXe siècle. C’est ce que qu’annonce le sous-titre, qui parle d’une histoire banale. Mais pourquoi le sous-titre parle-t-il aussi d’une histoire singulière ? Ah mais, c’est que je ne vous ai pas tout dit : cet émigrant était mon grand-père. Ah, mais ça change tout, pensez-vous, il s’agirait alors d’un livre de piété filiale, inspiré de la Cinquième Parole, voire d’une mitsva[1], ou encore d’un hespèd[2]. Vous n’y êtes pas.
Je ne vais pas vous raconter le livre. Il ne relate que la vie d’un homme, ses peines et ses joies, les épisodes de sa vie, ce qu’il a de touchant et de moins noble, ses réussites et ses faiblesses, un homme ordinaire. Bien entendu, cette vie est replacée dans le contexte plus large des époques traversées, ce qui d’une biographie fait un livre d’histoire. Mais j’aimerais vous faire partager ce qui m’a poussé à l’écrire, en essayant de ne pas dévoiler un secret que ma grand-mère était seule à connaître, et pour cause, et que j’ai réussi à découvrir à force de recherches. Car c’est bien cette enquête qui m’a fait écrire ce livre.
Léon était né en 1882, à Tshernigoff, dans le nord de l’Ukraine qui faisait alors partie de l’empire russe, l’année de la promulgation des Lois de Mai, appelées aussi Règlements Temporaires, mais qui resteront pourtant en vigueur jusqu’en 1917. Les Juifs de la zone de résidence, qui menaient déjà une vie très difficile, en auront une vie impossible, au point que la moitié d’entre eux, soit deux millions et demi de personnes, émigrera en Europe occidentale ou en Amérique. En 1905, il viendra se réfugier à Paris, où il se mariera. Sa femme mourra de la tuberculose quatre ans plus tard, et il se remariera avec ma future grand-mère, ashkénaze elle aussi, mais originaire de Constantinople.
Et survint la guerre de 1914. Léon s’engagea dans la Légion Étrangère. Après qu’il a été gazé, l’armée le réforma et lui demanda de remplir un formulaire pour faire valoir ses droits à une pension d’invalidité. Et là, il déchira son dossier et s’écria : « Je me suis engagé pour défendre la France, pas pour avoir une pension ! »

La suite est triste. Sa maladie l’empêche de travailler ; le fils qu’il avait eu de sa première femme meurt lui aussi de la tuberculose ; Léon doit partir en sanatorium ; sa femme doit subvenir seule aux besoins de la famille, trois enfants (ma mère est l’aînée), et s’établit marchande foraine en bonneterie ; la pauvreté s’installe. Il meurt en 1928. On arrive à la fin du livre. N’est-ce pas que c’est triste ?
Oui, cette histoire est triste. Mais elle a eu d’autres implications, qui la rendent moins triste. Pour sa femme, tout d’abord, qui a dû affronter une adversité à laquelle elle n’était pas préparée et qui a su élever seule ses enfants ; pour eux, ensuite, qui bien entendu ont pleuré, mais n’ont jamais baissé la tête devant l’antisémitisme vulgaire, vous savez bien, du genre « Ils ont tous de l’argent, ils ne se sentiront jamais français », toutes ces inepties monstrueuses que l’on entend toujours ; eh bien, même la guerre et les nazis n’en sont pas venues à bout : ils ont affronté tous les périls et n’ont jamais porté l’étoile jaune.
Et quant à moi, pour finir, combien de fois me suis-je battu, dès la petite école, porteur de cette histoire, dans cet après-guerre où beaucoup de consciences n’étaient pas très nettes, pour défendre l’honneur des Juifs alors que je n’avais en tête qu’une soif de justice.
Jusqu’à ce jour, voilà quelques années, sept ou huit, où j’ai découvert chez ma tante un papier dont personne ne soupçonnait l’existence. C’est la lecture de ce papier, petit, jauni, froissé, qui m’a fait écrire ce livre. Le reste est entre ses pages. DC♦
[1] Hébreu : commandement
[2] Yddish : éloge funèbre
* Conférence à la Synagogue de Versailles le Mardi 18 Novembre 2014 à 14h15. Venez nombreux !