par Amnon J Suissa*, Ph.D, Montreal, Canada
Depuis près de deux décennies, nous assistons à une recrudescence de la place de la religion dite orthodoxe au sein de plus en plus de familles juives. Selon toute vraisemblance, ce phénomène semble être généralisé à travers plusieurs communautés juives à travers le monde. Devant l’ampleur de l’individualisme grandissant et de la modernité, on peut comprendre le recours à des valeurs ²plus sûres²au sein de sa propre communauté comme une stratégie de garder un certain équilibre personnel, familial et social. Ceci étant, ces mêmes changements produisent également des effets pervers. La réflexion qui suit tente de répondre à cette question complexe sur une base critique.
Environnement extérieur perçu comme espace hostile
Une des prémisses sur lequel repose ce judaïsme orthodoxe est le fait que l’environnement social extérieur est vu et compris comme étant un espace hostile par les membres du groupe, dans la mesure où ce monde est axé sur des valeurs matérielles et futiles telles que le consumérisme, l’individualisme, une certaine débauche, voire une « jungle » dont il faut coûte que coûte se protéger de peur de perdre son identité individuelle et collective. Ainsi compris, l’espace doit donc être sauvegardé de l’intérieur en s’élevant spirituellement et en suivant les préceptes des leaders et du groupe en question. Comme dans tout groupe organisé, il y a des règles à suivre, règles qui sont dictées par ceux qui possèdent un certain pouvoir dans l’organisation dans ce cas-ci, certains Rabbins prêchant leur philosophie et ce parfois, de très loin via des branches locales disséminées à travers le monde. Faisant appel à des stratégies de levée de fonds des plus sophistiquées, ces regroupements soutiennent alors qu’ils sont les gardiens de cette foi perdue qu’il faut travailler à retrouver en recrutant le maximum de membres et en imposant une façon orthodoxe de pratiquer le judaïsme, c’est-à-dire une certaine pureté juive qu’il faut absolument alimenter et ce, malgré le tort causé aux individus, aux familles et aux communautés en cours de route. Dernièrement, certains Rabbins en Israël se sont retrouvés avec plus de 900 millions de dollars dans leurs caisses
Division physique publique des sexes dans l’espace public
Cette poussée vers ce type de judaïsme, axée sur des lendemains meilleurs, mashiah (messie) oblige, fonde sa logique sur le fait qu’ils seraient, eux, plus ou mieux guidés par la volonté de Dieu que le reste de la communauté. Dès lors, on introduit une perspective axée sur un système de castes, voire de pureté qui serait plus juive à la base que celle pratiquée par des milliers d’autres familles. Graduellement, on assiste alors à une hiérarchisation de ce qui est juif et ce qui l’est moins. À titre d’exemple, un mariage ne peut être considéré comme un mariage vraiment juif que s’il y a séparation physique de la proximité entre les hommes et les femmes de peur de susciter des comportements compris comme inappropriés, voire de débauche, l’homme animal ne pouvant exercer un contrôle sur ces pulsions purement physiques et neurochimiques, reléguant au dernier plan la capacité d’intentionnalité et de jugement des hommes dans la décision de choix et de responsabilité qui les caractérise depuis que le monde est monde. Dit autrement, l’homme juif orthodoxe serait à priori incapable d’exercer du contrôle, passant ainsi du rapport sujet à celui d’objet, poussé par un certain désir incontrôlé qu’il faut justement contrôler par la division physique publique des sexes dans l’espace public.
« Les femmes seraient des objets qu’il faut éviter de côtoyer de peur de tomber dans un monde incontrôlable »
Les femmes seraient des objets qu’il faut éviter de côtoyer de peur de tomber dans un monde incontrôlable, les hommes seraient alors allergiques aux femmes et au désir sensuel et sexuel qu’elles représentent. N’est-ce pas là une vision réductrice du corps des femmes où elles sont socialement vues plus par le biais de leurs corps dans le sens physique que dans leur globalité ?
Pratiques ancestrales considérées comme incomplètes
Rappelons qu’au plan sociologique, cette conception biaisée de l’être humain produit paradoxalement de plus en plus de personnes considérées comme des êtres incapables d’exercer un certain contrôle, alors que la réalité sociale nous renvoie, au contraire, au fait que des milliers d’individus apprennent à mieux gérer leurs vies et à exercer un certain contrôle sur leurs comportements quand ces mêmes comportements deviennent inappropriés ou peuvent causer du tort à soi ou à autrui. Cette vision relève plus d’un déterminisme a priori alors que l’histoire nous révèle que les individus sont compétents quand on les considère ainsi et le seraient moins si on les considère plus par le biais de leurs carences que de leurs forces. Où sont passées les compétences et l’empowerment des personnes quand on les considère de cette manière ? La réponse est dans la religion dite orthodoxe qui peut alors permettre de s’élever au-dessus du commun des mortels. Rappelons que le judaïsme sépharade, qui a vu nos ancêtres se marier et sauvegarder la richesse culturelle de ce que nous sommes, a puisé sa force dans la diversité inclusive de l’autre (différence urbaine/rurale, de classe sociale, de niveau d’éducation juive et laïque, etc.) et ce, dans le respect des rapports hommes/femmes sans production d’effets considérés comme pervers. Si cela a pu passer à travers des siècles et que nos parents se sont mariés dans la tradition et les rituels juifs, aujourd’hui ces mêmes pratiques sont comprises comme incomplètes, insuffisantes car pas assez juives aux yeux de plus d’adeptes de ces regroupements juifs orthodoxes.
Dans cette optique, on peut considérer que les pratiques orthodoxes juives relèvent plus d’une brisure que d’une continuité qui a longtemps fait ses preuves. Quand ces questions sont posées ou débattues, la réponse orthodoxe est toujours « c’est dans les écrits » et dans les écrits seulement que la vérité juive avec un grand V peut-être comprise. Il en revient donc à la personne d’aller chercher cette Vérité par l’étude de la Torah. Ainsi, on renvoie la personne à sa propre défaillance individuelle à l’effet qu’il croit connaître son judaïsme mais en fait le vrai est celui de l’orthodoxie qui passe pour être le vrai, l’ange gardien de l’ensemble des juifs. Ce type de discours globalisant et exclusif d’un certain judaïsme au détriment d’une diversité juive vivante et inclusive a de quoi inquiéter les acteurs principaux de nos communautés qui restent à date quelque peu laxistes devant des enjeux psychosociaux et familiaux aussi graves. Contexte grave, car cela divise quotidiennement des maris de leurs conjointes, des enfants de leur milieu familial naturel et des personnes/familles de l’ensemble social élargi pour être récupérés par les regroupements juifs orthodoxes qui prétendent répondre à l’ensemble des questions existentielles du passé, du présent et du futur qu’elles soient de nature individuelle, collective, matérielle ou spirituelle.
En Israël : double dépendance des ultra-orthodoxes
Sous un autre angle et en lien avec Israël, ces mêmes regroupements entretiennent des relations très ambiguës, voire paradoxales, avec la seule nation en majorité juive axée sur la diversité. Même si le débat à l’intérieur d’Israël se fait dans les règles de l’art démocratique, à savoir vivre dans un État juif ou dans un État pour tous les juifs, il n’en demeure pas moins que plus de 300.000 citoyens israéliens juifs orthodoxes sont des assistés sociaux de l’État qui leur fournit les besoins de base alors que la quasi totalité passe son temps à étudier la Torah en reléguant au dernier plan les besoins matériels de base qui permettraient à Israël de se développer comme société. Alors qu’il faut absolument respecter et valoriser la pratique de l’étude, cette même activité peut simultanément nuire à l’ensemble des citoyens Israéliens car ces personnes ne contribuent concrètement en rien à la réduction des inégalités sociales et économiques et à l’émancipation de l’ensemble de ses membres. Cette situation de dépendance à l’État ne reflète en aucun cas les valeurs du judaïsme, qui au contraire, privilégient de gagner sa vie dans la dignité du travail (conception/exécution). Il y a là une double dépendance, celle à l’État et celle au judaÏsme orthodoxe. Alors que Pirké Avot (« Maximes des Pères »), il est clairement indiqué que l’ouvrier doit aller travailler et gagner son pain (parnassa) dans l’autonomie afin d’apprécier justement le repos du travail durant le shabbat, comment se fait-il qu’il n’y a aucun Rabbin qui s’élève pour dénoncer cet état de double dépendance généralisé en Israël ?
Le nombrilisme social
Une des réponses fournie : « tant et aussi longtemps qu’on sert Dieu c’est socialement désirable, acceptable et permis ». Il y a là une récupération de l’attachement général de l’ensemble des juifs au judaïsme pour défendre en dernière instance une idéologie d’un judaïsme considéré plus vrai et plus pur. Devant cet intégrisme, car telle est cette condition, il faut souligner que la vérité juive est plurielle et qu’il y a une diversité dans le judaïsme qu’il faut au contraire chérir et alimenter, tel qu’on l’a fait dans les sociétés à travers l’histoire. Au contraire, ce qui prévaut avec ces regroupements de juifs orthodoxes c’est la doctrine du « nombrilisme social »et de la coupure avec le monde extérieur : essayez d’entrer en contact et de parler, même en hébreu, avec des juifs orthodoxes, vous expérimenterez le rejet pur et simple car vous n’êtes pas à leurs yeux le prototype du juif, du vrai. Ce n’est pas seulement la distinction physique et vestimentaire qui produit cette division du dehors/dedans et qui se répercute dans l’espace social plus large, il y a aussi l’isolement relationnel dans l’environnement public qui se traduit par une absence quasi totale de liens sociaux alors que ce sont justement ces mêmes liens sociaux qui permettent d’entretenir une inclusion à la société dans le sens d’exercice du citoyen. Ce n’est pas parce que vous payez des taxes à la ville que vous êtes un citoyen en lien avec la société dans laquelle vous vivez. Ce n’est sûrement pas en s’isolant non seulement du monde extérieur mais aussi du monde juif qui ne serait pas assez juif, orthodoxie oblige, que nous produisons un monde meilleur.
« Comment puis-je être juif tout en étant avec l’autre »,
En guise de conclusion, il y a lieu de débattre dans la transparence de ces questions qui causent des divorces entre les couples, les familles, les parents et leurs enfants qui, endoctrinés par un judaïsme dit pur, refusent de partager la nourriture casher avec leurs proches en prétextant que leur maison n’est pas assez casher à leurs yeux. On peut se demander si ces pratiques extrêmes du judaïsme ne produisent pas également l’effet désiré contraire, à savoir une plus grande exclusion du judaïsme dans le sens large au lieu d’une adhésion d’un plus grand nombre de juifs. Elles constituent plutôt une coupure dans l’ensemble de la tradition juive et non pas une continuité, car depuis des siècles, le judaïsme sépharade compris comme traditionnel a réussi à partager ses lettres de noblesse dans le sens de contribution universelle non pas en se repliant sur des valeurs d’auto-exclusion mais plutôt sur une ouverture au monde. Tel est l’enjeu véritable, à savoir : « comment puis-je être juif tout en étant avec l’autre ?», la réponse n’est pas dans la coupure physique avec ceux qui peuvent ne pas nous ressembler, mais dans leur inclusion, et en montrant de la flexibilité réelle. À vouloir à tout prix être trop différent de l’autre, le repli sur soi produit définitivement des effets pervers et de la déviance inhérente à tout groupe social qui pratique ce style de vie.
Le monde du tout ou rien, on est ou on n’est pas vraiment juif relève plutôt d’une pensée binaire et dangereuse pour le monde moderne et le judaïsme en particulier. Alors que nous avons tendance à dénoncer généralement l’intégrisme sous toutes ses formes, nous n’osons pas dénoncer le notre de peur de causer du tort et de nous remettre en question. À quand un débat public et ouvert sur ces questions qui touchent énormément de personnes et de familles qui souffrent en silence et sur une base privée ? AS♦
J’adhère à votre commentaire, la vision que vous présentez est actuellement un poison pour notre communauté. Ces rabbins qui instruisent une halara +, ne font que désunir, et insuffle un rejet de la majorité silencieuse qui forme le terreau dynamique et qui ont la capacité d’intellectualiser l’histoire de notre peuple. L’erreur commise au sein de ces yéchivot, le manque de profane, qui contribue à relier les juifs entre-eux sans les accabler de rites incontrôlables.
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