Meurtre antisémite de Sarah Halimi : « Quand blâmer l’intoxication aigüe nuit au droit responsable »

cannabis.jpgLes cas du meurtre de Sarah Halimi et le renversement judiciaire blâmant l’abus de la substance cannabis plutôt que le meurtrier en question, soulèvent des questions d’ordre légal certes, mais également d’ordre éthique, social, voire scientifique. En bref, nous avons, d’une part un discours dit de la pathologie/maladie qui évacue l’intentionnalité et la responsabilisation en plaidant l’intoxication aigue, et d’autre part, il y a l’idée qu’un comportement, aussi complexe soit-il, pourrait être dicté par une substance objet mettant en veilleuse le sujet et l’acteur intentionnel. Nous assistons alors à ce que j’appelle un déplacement sujet/objet ou « ce n’est pas moi c’est la substance ou un autre moi ». Qui est responsable ?

À cette question, on peut dire que dans nos sociétés démocratiques le concept d’intentionnalité est au centre du processus décisionnel dans la gestion légale, psychologique et sociale. Blâmer quelque chose d’extérieur à soi remet en question, non seulement la responsabilité individuelle et sociale, mais aussi, et jusqu’à un certain point, la participation citoyenne. Essayez d’expliquer à des milliers de mères Nord-Américaines ayant perdu leurs jeunes adolescents/adultes sur les routes à cause de comportements de chauffards ayant conduit avec des facultés affaiblies ? Des centaines et des milliers de cas de meurtres, de violence, d’accidents graves et de négligence parentale sont présentés régulièrement devant les cours de justice par des avocats experts spécialisés qui défendent leurs clients en prônant l’intoxication aigüe, voire l’aliénation mentale. Présentées comme des victimes de pathologies/maladies alors que les preuves scientifiques et sociales sont absentes, comment expliquer alors que ces pratiques d’irresponsabilité socio légales continuent ? Peut-on donner une explication plus scientifique à des décisions mettant en péril le droit des citoyens à disposer d’une justice plus responsable, plus juste ?

Bref rappel des faits.

Durant la nuit du 3 au 4 avril, dans un HLM de l’est parisien, Kobili Traoré, 27 ans, s’est introduit dans l’appartement de Sarah Halimi. Aux cris d’ « Allah Akbar », entrecoupés d’insultes et de versets du Coran, le jeune homme la roue de coups sur le balcon, avant de la défenestrer. « J’ai tué le sheitan » (le démon, en arabe), a-t-il hurlé. La mort violente de cette femme a ravivé le débat sur la persistance d’un antisémitisme dans les quartiers populaires sous l’effet d’un islam dit identitaire.

Au lendemain du drame, Kobili Traoré est mis en examen pour meurtre. L’expertise psychiatrique conclut que le suspect a été pris, cette nuit-là, d’une « bouffée délirante aiguë » après une forte consommation de cannabis, mais que ce trouble psychotique n’écartait pas sa responsabilité pénale et n’était « pas incompatible avec une dimension antisémite ». Le caractère antisémite dans cette affaire a été alors réclamé et retenu par le parquet et les parties civiles. Une quinzaine de personnalités, dont les philosophes Elisabeth Badinter, Alain Finkielkraut et Michel Onfray déclaraient : « Tout laisse penser, dans ce crime, que le déni du réel a encore frappé ». Aujourd’hui, nous assistons à un renversement judicaire avec comme toile de fond : L’assassin n’était pas responsable de ses gestes car il aurait été sous l’influence du cannabis. Que déduire de ce dérapage alors que les faits mesurables de l’assassinat sont clairs et précis ? Peut-on blâmer la substance cannabis comme argument du comportement en question ?

Que nous apprend la recherche scientifique ?

« La recherche médicale a fait des avancées tellement extraordinaires
qu’il ne reste presque plus de gens sains et normaux »
(Aldous Huxley)

Sur quelle base scientifique peut-on prétendre que les actes posés par certains individus souffrant de la « maladie de la dépendance » ou de troubles mentaux sévères sont dictés directement par une certaine déficience neurochimique du cerveau ? Cette conception laisse sous-entendre que le cerveau agit, jusqu’à un certain point, de manière autonome sans aucune interaction avec la personne, son intentionnalité, son jugement, son contexte, sa trajectoire psychosociale. A-t-on déjà prouvé que telle ou telle substance est directement responsable de comportements proprement dits ? Même avec les drogues dites dures il n’y a aucune corrélation directe entre la prise de substance et la violence proprement dite (Suissa, 2000). Est-ce que les substances sont en soi porteuses de vertus addictives, criminogènes, de violence ou de troubles de santé mentale ? En fait, plusieurs personnes souffrant de dépendances ou de troubles psychosociaux peuvent « bien » fonctionner en société tant et aussi longtemps que cela n’exige pas de réaction sociale dans l’espace public et de poursuite devant les tribunaux. Dès que l’acte est connu, la tendance sera généralement, non pas de responsabiliser les gestes commis, mais de privilégier souvent l’avenue de la pathologie comme causalité première. Attribuer à priori des vertus criminelles ou assassines à une substance relèvent de la mythologie grecque sans aucun fondement scientifique et ce, pour les raisons suivantes :

  1. Aucun travail sérieux de recherche ne peut démontrer que le cannabis ou autre psychotrope est porteur d’une certaine violence en soi. Dit autrement, le consensus social associant psychotrope à violence est dû plus à son taux d’usage élevé dans la population, c’est à dire sa socialisation qu’à l’effet de la violence par le cannabis proprement dit.
  2. Pour mesurer l’effet d’une substance il y a la loi de l’effet reconnue scientifiquement. Ce contexte doit rassembler certaines conditions dont la substance, la dose consommée, la perception et la connaissance du produit, les raisons sous-jacentes à l’abus, l’effet attendu (placébo), les valeurs culturelles, la personnalité et les contingences de contrôle social soit le système socio-légal, le milieu socio-familial.
  3. Ceci étant, si l’abuseur en question, a des sentiments de frustration ou de colère qui ont été mis en veilleuse par des mécanismes psychologiques de défense, il pourra alors les libérer une fois la substance absorbée. Dans ces scénarios, les sentiments de frustration et ou de colère sont présents avant l’abus de substances psychotropes.
  4. Ce n’est pas la substance toxique en soi qui va déterminer le niveau de risque de violence mais bien la nature de la relation qu’on établit avec celle-ci. Si plusieurs personnes violentes ont également un problème de toxicomanie, le fait est qu’une partie non négligeable de la population passe à l’acte alors qu’ils sont tout à fait sobres. Les effets pharmacologiques ne peuvent constituer une preuve ni un facteur concret de prédiction de la violence. En d’autres termes, il faut préciser qu’à part le cannabis qui peut lier tous et chacun des consommateurs, chaque individu a développé sa dépendance pour des raisons qui lui sont propres. Cet aspect est important car la substance n’a rien à voir avec la dépendance, c’est l’interprétation et l’expérience personnelle qui déterminera si le cycle de la dépendance sera ou non enclenché.
  5. C’est d’abord un problème d’individu et non de substance. En attribuant au cannabis la causalité du meurtre gratuit et à caractère antisémite, on banalise la responsabilité primaire de l’individu abuseur dans sa relation au social. Ce jugement puise fondamentalement ses arguments dans une standardisation idéologique qui associe phénomène des dépendances à une maladie alors qu’il n’en est pas ainsi. Cette norme légale de fonctionnement permet de nourrir et de perpétuer la vision que la personne violente est d’abord victime d’une maladie sur laquelle elle n’a généralement pas le contrôle.
  6. Le phénomène de la violence est d’abord et avant tout le produit d’un apprentissage psychosocial, on ne nait pas violent on le devient. L’ivresse, aussi extrême soit-elle, ne doit en aucun cas excuser un comportement qui en dernière instance relève de la responsabilité de l’acteur violent. Sur le plan historique, il est utile de rappeler le cas juridique de Powell contre l’État du Texas en 1968 (Powell vs Texas Supreme Court) où les jugent remirent en question le fondement même de l’irresponsabilité liée à la « maladie » de l’alcoolisme de Mr Powell. Celui-ci était accusé de conduite avec facultés affaiblies non pas à cause de l’alcool/maladie mais bien à cause de son irresponsabilité personnelle. Aujourd’hui, les instances médico-légales continuent généralement à attribuer à la substance à priori des vertus de responsabilité imaginaire tout en médicalisant les comportements.
  7. Cet étiquetage de la maladie appliquée au phénomène des dépendances opère sur les individus et leur milieu une déculpabilisation morale et sociale des gestes tout en leur offrant une déresponsabilisation au nom de la maladie.
  8. Alors que les ethnopsychiatres nous mettent en garde contre la surmédicalisation des conditions de vie en nous sensibilisant à inclure les réalités culturelles et sociales des personnes et des groupes, le DSM-5 (bible psychiatrique) multiplie les diagnostics sans apporter les nuances géographiques et anthropologiques qui s’imposent. Si le contexte psychosocial et culturel dans une société donnée nous permet de mieux comprendre l’origine des conditions qui donnent naissance aux troubles mentaux, pourquoi et comment expliquer qu’il y ait un tel acharnement à souscrire à des diagnostics qui visent souvent la pathologisation de l’existence au détriment de la responsabilisation sociale ?

Conclusion :

Alors que la discipline psychiatrique a fait des avancées extraordinaires dans le champ médical, cette discipline est et reste une science non exacte. Le jugement posé par la Cour en France nous ramène quelques décennies en arrière. Il nous faut rester alerte face à un système qui justifie le déplacement des responsabilités personnelles et sociales au nom d’une substance. Plaider l’intoxication et la maladie de la dépendance pour justifier des comportements aussi violents que ce meurtre à caractère antisémite milite contre le potentiel des humains à s’auto responsabiliser comme citoyens. Où sont les psychiatres et les divers responsables de la santé pour dénoncer ce type de pratique révolue ? Où est alors la distinction entre l’abuseur et la victime ? Peut-on attribuer à l’abuseur la responsabilité sur une base non équivoque ? AS

Amnon Suissa, PhD, MABATIM.INFO

Bibliographie

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Furtos, J (2005). Souffrir sans disparaître. Dans La santé mentale en actes, sous la direction de Jean Furtos et Christian Laval. P. 9-38. Erès.
Gori, R et Volgo, M-J (2005). La santé totalitaire : essai sur la médicalisation de l’existence. De Noël.
Lane, C (2009). Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions. Flammarion.
Suissa, J.A. (2000). La violence conjugale et familiale dans le contexte de la toxicomanie. Dans Brisson, Pierre L’usage des drogues et la toxicomanie, vol.3, Éditions Gaëtan Morin. Chapitre 10, 265-278.
Suissa, J.A. (2007). Pourquoi l’alcoolisme n’est pas une maladie ? Deuxième édition mise à jour. Éditions Fidès.
Suissa, J.A. (2009). Médicalisation, Ritalin et enjeux sociaux : La performance dans une pilule Dans Sanni Yaya (Dir). Pouvoir médical et santé totalitaire : conséquences socio anthropologiques et éthiques. Presses Université Laval. Chapitre 14, 301-318.
Suissa, J.A. (2009). Le monde des Alcooliques Anonymes. Éditions Presses Universitaires du Québec.
Suissa, J.A (2012). Addictions et surmédicalisation du social : contexte et pistes de réflexion. Psychotropes. Revue internationale des toxicomanies. France. 18, 3-4, 151-172.
Suissa, J.A. (2015). Le DSM-5 : Quand la psychiatrie passe au confessionnal. L’Autre Espace. Revue du RRASMQ. Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec. 6, 2, 27-31. Automne.

amnon-suissaFormé en thérapie familiale et docteur en sociologie, Amnon Jacob Suissa est professeur associé à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Dr Suissa s’intéresse au phénomène des dépendances comme problème social ainsi que la méthodologie de l’intervention auprès des familles. Il est l’auteur d’une centaine d’articles et ouvrages scientifiques. Parmi ceux-ci, Sommes-nous trop branchés ? La cyberdépendance aux PUQ (2017). Le Monde des AA, PUQ (2009). Pourquoi l’alcoolisme n’est pas une maladie (2007) et Le jeu compulsif : (2005) aux Éditions Fidès. Il collabore à plusieurs projets de recherche et anime des séminaires dans le cadre de programmes de formation au Canada et à l’international.
www.amnonsuissa.com

2 commentaires

  1. Tout peut se résumer à la formule « In vino veritas « .
    Souvenez-vous de cette ordure de Siné qui avait justifié son lâcher de sphincters antisémite, lors d’une intervention radiophonique, par le fait qu’il était bourré ce jour-là.
    Bourré? Possible voire probable car ce type était un ivrogne. Mais je dirais plutôt que l’alcool, dans pareil cas, sert de deshinibiteur et de révélateur, certainement pas d’excuse.

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  2. Cette façon de voir par la Justice, devenue si injuste, n’est-elle pas à considérer, comme Jurisprudence ?
    Parce que si maintenant l’on se met à considérer des meurtres exécutés dans de telles circonstances, comme ayant des circonstances atténuantes parce que l’assassin est sous l’emprise de produits quelconques, c’est une large incitation pour un tueur en puissance.

    Il ne lui restera plus, dans la préméditation de son crime de prendre le soin, d’avance, de se plonger vivement vers les produits qui lui assureront la bienveillance et de se mettre dans cet état, jugé maintenant comme acceptable, pour pouvoir tuer…

    C’est donner d’ores et déjà un blanc-seing à tous les criminels en puissance, qui sauront dans quelle situation lamentable se mettre

    À cela il faut rajouter la mauvaise Foi de la Justice qui fait franchement l’autruche, pour ne pas voir la volonté nettement antisémite.

    D’ailleurs, cette « Justice », semble récidiver déjà, en dédouanant les agresseurs qui ont malmené et tenu en otage le couple résidant à Livry Gargan.

    De quoi vomir !

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