L’Œuvre sans auteur

Gerhard Richter Venise 1986.jpgQuel titre magnifique que cet oxymore qui nous invite d’entrée de jeu à nous poser cette question : une œuvre d’art, au sens fort du terme peut-elle être le produit d’un créateur, artiste ou auteur ou est-elle nécessairement impersonnelle ? Et si tel est le cas, quel est le mystère de sa venue à l’existence ?

Telles sont quelques-unes des questions – et elles sont nombreuses – que pose le film en deux parties, aussi réussies l’une que l’autre, de Florian Henckel von Donnersmarck qui est sorti ce mercredi 24 juillet et qu’il faut voir dans l’ordre pour suivre l’action qui n’est au fond que le retentissement, dans l’âme d’un jeune artiste excellemment joué par Tom Schilling, un jeune acteur encore peu connu, de l’expérience de la déréliction engendrée par deux totalitarismes aussi étrangers et ennemis de l’art l’un que l’autre, le nazisme et le communisme. Leur traversée finira par servir de boussole au jeune homme, aiguillonné par un professeur qui a, comme lui, l’obsession de la vérité, pour le faire accéder à SA vérité artistique.

Ce qui est encore plus touchant dans ce film c’est qu’il s’inspire du parcours d’un peintre ayant réellement vécu, Gerhard Richter. Né à Dresde en 1932, celui-ci, aujourd’hui reconnu comme l’une des figures majeures de la peinture contemporaine, quitte l’Europe de l’Est, son pays natal, à l’origine englobé dans l’Allemagne nazie, lorsqu’il se rend compte de l’effet désastreux du réalisme socialiste sur la qualité de sa production artistique. Passé à l’Ouest, il est alors confronté à un autre académisme, celui des installations, happenings et autres déboulonnages de l’art classique qui sont, à première vue, de simples attrape-nigauds destinés aux naïfs qui ne savent plus quoi faire de leur argent. Au milieu de tant de suiveurs de tendances et autres « révolutionnaires » sans originalité mais réussissant à faire tourner la machine, la figure du professeur d’art du jeune Kurt Barnet, alias Gerhard Richter, se dégage, parce que son exigence interdira au jeune homme de rejoindre la masse des aimables faiseurs. Alors que ce distingué Herr Professor refuse de voir et d’évaluer les travaux de ses élèves, au motif, avance-t-il, que seuls ceux-ci sont en définitive capables de juger ce qu’ils font (!), une réflexion du jeune Gerhard retiendra son attention, au point de lui donner envie de visiter son atelier et de livrer sa vision de l’art à cet unique élève. Cette vision, je vous la laisse découvrir pour ne pas déflorer l’intérêt du film qui y est tout entier contenu, puisqu’elle donnera le coup d’envoi de la découverte par le jeune Richter à la fois de sa manière originale et unique et du sens même que revêt pour lui, au décours d’une vie marquée par un traumatisme initial profondément enfoui, et qui refait alors surface, l’acte même de peindre. Fond et forme peuvent alors se retrouver et fusionner pour donner lieu à l’Œuvre.

« Œuvre sans auteur », dit la plaquette, « est une formule reprise par les critiques qui croyaient que Gerhard Richter n’avait pas de point de vue, qu’il créait machinalement en excluant toute matière biographique. »

Tout est dit dans le malentendu exprimé par le verbe « croyaient » ; car Richter les laissa en effet le croire, alors que l’apparente impersonnalité de son inspiration venait de l’interprétation picturale qu’il faisait de certaines photos – dont il laissa dire qu’elles venaient de simples magazines alors qu’elles jalonnaient sa vie la plus personnelle – qui lui offraient l’occasion d’explorer cette vie et d’y retrouver un épisode douloureux mais fondateur lui permettant finalement de dénoncer- avec la virtuosité du peintre figuratif qui était la sienne et en se situant hors de tous les cadres académiques – la mise à mort de l’art et des artistes par le régime nazi – Vous savez, celui qui crut pouvoir s’instaurer juge de ce qui était sain ou « dégénéré » dans l’art … Et qui fit de nombre d’artistes des Untermenschen juste bons à essuyer le programme T4 d’euthanasie des handicapés- eux aussi considérés comme indignes de vivre, « vies inutiles ».

Sans doute le malentendu entretenu par Richter sur les événements personnels dans lesquels il puisait son inspiration, fut-il lié à un besoin de se protéger de la polémique : son travail de création s’inscrit en Allemagne de l’Ouest, à une époque encore bien proche du nazisme et durant laquelle il n’était pas bienvenu d’explorer en quoi ses proches de la génération précédente avaient trempé dans le crime contre l’humanité et à quel degré. Et il se trouve que Richter lui-même, alors qu’il n’était qu’un enfant avait été touché dans sa chair – voyez le film pour savoir en quoi – par la politique nazie de destruction de l’art et des artistes non inféodés à Hitler. Plus troublant encore et ironie de l’histoire : c’est dans la famille du nazi responsable du crime qu’il rencontre l’amour et, par-là, la chance de retrouver la trace mnésique profondément enfouie de cet événement.

On sait que les plus grandes œuvres d’art n’étaient parfois pas signées avant la Renaissance qui vit la soudaine promotion sociale et économique de l’artiste comme génie chargé, le plus souvent, de magnifier tel ou tel souverain qui lui servait de protecteur. Dans le dégrisement du titre de ce beau diptyque, loisir nous est donné de retrouver l’humilité dont tout artiste doit se rendre capable pour se mettre à l’écoute de sa vérité et de sa voie. Ainsi le malentendu du titre se trouve-t-il finalement converti en une signification plus profonde qui le lève.

Kafka Gerhard Richter
Gerhard Richter : « Kafka »

Le film est ainsi une méditation sur tous les obstacles – politiques dévoyées ou criminelles, snobisme social, inattention et insignifiance individuelles – qui se dressent sans cesse sur le chemin de la révélation qu’est et que reste tout art, dont la mission est de dire aux sociétés ce que les barrières habituelles de la censure commandent de taire et qui, de ce fait, n’était la prime de plaisir offerte par la mise en forme artistique, resterait méconnu ou dénié à jamais et incapable de pénétrer les consciences pour les transformer.

Les acteurs principaux Tom Schilling, Sebastian Koch – ténébreux et magistral – et Paula Beer sont remarquables de présence et de pertinence dans le jeu et donnent à l’œuvre filmique, outre la réussite du scénario, toute sa force dramatique.

Reste à nous demander quelle est, pour chacun d’entre nous, au vu du parcours de sa famille étroite et élargie, l’empreinte laissée par le Mal, cette tentative de couper à la racine la profusion infinie et imprévisible de la Vie. Le film dit aussi que faire l’économie de cette rencontre avec nous-mêmes est le danger par excellence. NL

lamnNadia Lamm, MABATIM.INFO

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2 commentaires

  1. Tant mieux si cet article lié à la forte impression que m’a faite ce film vous a donné envie de le voir Evelyne!

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  2. Excellent article qui donne envie de voir ce film qui n’est pas encore programmé dans ma région mais que je verrai dès sa sortie !

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