Jeu d’échecs : « Les rois, les reines et les empires » 3/4

3. La mainmise implacable de l’Union soviétique

En 1946 au lendemain de la victoire contre l’Allemagne nazie, le gouvernement soviétique disposait d’une autorité inégalable dans tous les domaines de la vie internationale, et il souhaitait posséder le titre du champion du monde d’échecs en signe de la popularité immense de ce sport dans le pays. La mort d’Alekhine compliqua évidemment le processus, d’autant plus qu’il avait, à la veille de sa mort, adoubé Mikhaïl Botvinnik comme son adversaire. Cet accord découlait des résultats brillants de ce dernier tant dans des compétitions soviétiques que durant plusieurs tournois à l’étranger d’avant guerre et auxquels le jeune joueur (né en 1911) put participer. Ainsi en 1936 il avait participé au tournoi de Nottingham où il joua contre les meilleurs représentants de plusieurs générations : Emanuel Lasker, José Raul Capablanca, Alexandre Alekhine, Max Euwe, Reuben Fine, Efim Bogoliubov, Samuel Reshevsky, Xavier Tarkokover, Salomon Flohr… Dans l’histoire des échecs, ce tournoi resta comme celui où les plus forts se sont affrontés. La première place fut remportée ex-æquo par Capablanca et Botvinnik qui, à 25 ans, était vu alors comme le futur champion du monde. Il confirma son souhait de jouer contre Alekhine, et quelques jours après, reçut un télégramme signé par Molotov :

« Si vous décidez d’être l’adversaire d’Alekhine, nous vous souhaitons une pleine réussite. Toutes les questions pratiques seront réglées sans problèmes. »

La signature était de Molotov, mais il était facile de deviner que derrière lui, il y avait Staline en personne. Ainsi Botvinnik qui était déjà considéré comme un égal parmi les grands maîtres d’échecs, était devenu aussi le premier prétendant pour les dirigeants de l’URSS, malgré ses origines juives.

Car Mikhaïl Botvinnik, sans qu’il le soulignât de manière ostensible, n’a jamais renié sa judéité. Né dans une famille juive, avec des parents qui parlaient encore couramment le yiddish entre eux, sans toutefois vouloir l’enseigner à leurs deux fils. D’ailleurs plus tard Mikhaïl résuma cette situation par ces mots :

« Je suis juif par naissance, russe par ma culture, soviétique par mon éducation ».

Mikhaïl Botvinnik

Il commença à jouer assez tard, à 12 ans, mais progressa très vite et au bout de deux ans commença à gagner des tournois ce qui lui donna même une certaine indépendance financière. Il pouvait aider sa famille, car depuis le divorce de ses parents, sa mère, souvent malade, avait du mal à entretenir ses grands garçons. La passion des échecs n’empêcha pas Botvinnik de continuer brillamment ses études et il devint tout d’abord ingénieur électricien, puis docteur en sciences techniques, en se dirigeant avec le temps vers l’informatique dont il était l’un des pionniers en URSS. En 1933 il obtint pour la première fois le titre de champion d’Union Soviétique et depuis participa aux tournois internationaux. En 1936, à ce fameux tournoi de Nottingham, il était même accompagné de sa femme Gaïané Ananova, une ballerine du Ballet Kirov de Leningrad1. Imaginez la publicité que ce couple assurait au régime soviétique ! Capablanca, qui avait rencontré Gaïané lors d’un séjour en URSS, avait dit : « Elle est et bonne, et belle ! »

À l’époque tout semblait réussir à Botvinnik ; en 1938 il prit la première place au dernier grand tournoi international organisé avant la guerre par la compagnie hollandaise de radiodiffusion AVRO. Il semblait le meilleur candidat pour défendre les chances de ramener la couronne en URSS. Or précisément parmi les gagnants du tournoi d’AVRO, la FIDE désignera en été 1946 les cinq prétendants championnat du monde : Max Euwe (Pays-Bas), Reuben Fine (USA), Samuel Reshevski (USA), Paul Kérès (URSS) et Mikhaïl Botvinnik (URSS). Le sixième sera Vassily Smyslov (URSS) qui avait pris la 3 place au tournoi de Groningue aux Pays-Bas, derrière Botvinnik et Max Euwe. Mais le roi est mort, vive le roi ! Alors qui sera le nouveau roi des échecs ? Le match pour le titre de champion eut lieu du 2 avril au 16 mai 1948, les participants jouèrent la première partie à la Haye où Botvinnik était accompagné non seulement par sa femme, mais aussi par sa fille. Ensuite la seconde partie eut lieu à Moscou, Botvinnik gagna avec le score sans appel de 20 à 14.

C’était déjà la période de la guerre froide, mais pour dire vrai, depuis la révolution de 1917, l’Union Soviétique vivait constamment dans des périodes de crises, provoquées par le pouvoir. Ainsi dans les années 1930, le pays connut des procès falsifiés, suivis des exécutions de plusieurs dirigeants « historiques » comme Boukharine, Kamenev, Zinoviev… Ensuite, en 1937 l’énorme purge emporta des milliers d’innocents vers le Goulag. Tandis qu’à partir de 1948, trois ans à peine après la victoire de 1945 contre les nazis, à travers tout le pays déferla une grande vague d’antisémitisme sous couvert de « la lutte contre le cosmopolitisme ». En janvier 1948 fut assassiné par les sbires de Staline le grand acteur et le metteur en scène du Théâtre d’État juif Salomon Mikhoëls qui fut pendant la guerre le président du Comité antifasciste juif. Ensuite de nombreux écrivains yiddish furent arrêtés ; ils seront fusillés le 12 août 1952. Botvinnik, sans le savoir, fut probablement sauvé par sa victoire au championnat du monde, car le 19 mai 1948 le tout nouveau champion envoya à la rédaction du journal yiddish Eynikeït, d’ailleurs interdit l’année suivante, le message suivant à l’occasion de la reconnaissance le 17 mai 1948 de l’État d’Israël par l’Union Soviétique :

La décision généreuse du gouvernement soviétique de reconnaître l’État juif en Palestine sera reçue avec une joie immense et gratitude par le peuple juif qui a tellement souffert depuis de longs siècles.

Cette lettre de Botvinnik ne fut pas publiée à l’époque, mais elle fut retrouvée en 1991 aux archives du KGB dans un dossier de pièces d’accusation non utilisées pendant le procès de 1952.

Revenons donc en 1948. Le championnat mondial d’échecs, organisé selon toutes les règles de la Fédération Internationale pouvait redorer le blason du pays. Pour les dirigeants soviétiques, cette compétition faisait partie d’un match politique contre l’Occident et surtout les États-Unis dans lequel le joueur n’était qu’un pion ! Ils auraient probablement préféré voir gagner le Russe Smyslov, mais si la couronne mondiale devait être gagné par un Juif, cela ferait même une bien meilleure impression dans le monde !

Bobby Fisher et Boris Spasski

Heureusement pour lui Mikhaïl Botvinnik deviendra effectivement le champion du monde en 1948, inaugurant une longue période de prédominance soviétique. Il battit ses quatre adversaires, car au dernier moment Reuben Fine décida de ne pas concourir. Il devint un exemple de longévité et d’opiniâtreté. Il perdit son titre tout d’abord en 1957, au profit de Vassily Smyslov, le regagna l’année suivante pour trois ans ; il l’a reperdu en 1960, faisant de Mikhaïl Tal, natif de Riga,2 un éphémère champion du monde, qui s’inclina au bout d’un an devant le vieux maître qui régnera encore trois ans avant de passer le flambeau en 1963 à l’Arménien Tigran Petrossian qui garda sa « couronne » durant les sept années suivantes avant de la céder en 1969 à Boris Spassky3. Il faut aussi préciser qu’au fil des années il forma une quantité de jeunes joueurs dont les meilleurs, comme Spassky, Karpov et Kasparov deviendront à leur tour champions du monde.

À partir des années 1970-1980 et surtout après la disparition de l’URSS en 1991, un nombre non négligeable de familles juives émigrèrent en Israël. Beaucoup de leurs jeunes fréquentaient des écoles spécialisées avec études renforcées d’échecs. Si vous consultez une liste des joueurs et joueuses israéliens, vous constaterez que dans la plupart des cas, il s’agit d’originaires d’Union Soviétique. Par exemple, actuellement, le meilleur joueur d’Israël est Boris Guelfand, né en 1968 à Minsk, grand maître international, qui occupe le septième rang mondial. En 2012 il était finaliste du Championnat du monde d’échecs, perdu malheureusement contre l’Hindou Vistwathan Anand.

Cette mécanique qui semblait parfaitement huilée connut le premier accident en 1972 lorsque l’Américain Bobby Fisher4, en jouant contre Boris Spassky, emporta le titre mondial. Il le garda pendant trois ans, mais à partir de 1975, de nouveau, le championnat du monde sera régulièrement gagné par des Soviétiques : tout d’abord par Anatoly Karpov et ensuite en 1985 par Garry Kasparov qui gardera le titre jusqu’à 1995 en le cédant pour deux ans en 1993 et 1994 à Anatoly Karpov. Il est vrai qu’à cette époque, l’Union Soviétique avait cessé d’exister, les batailles autour du titre du champion d’échecs étaient bien moins véhémentes… AS

Ada Shlaen, MABATIM.INFO

À venir :
4. Et les femmes dans ce monde d’hommes ?!!!

Précédemment
1. Histoire européenne commune…
2. La lutte de deux géants…


1 Ballet Kirov de Leningrad, il s’agit évidemment du théâtre Mariinsky de St-Pétersbourg, qui durant la période soviétique portait le nom de Sergueï Kirov, un bolchévik de la première heure.

2 Mikhaïl Tal né en 1936 à Riga dans une famille juive de la Lettonie indépendante, il devint soviétique à la suite de l’annexion des Pays Baltes par l’URSS en 1945. C’était un homme très original et brillant qui a réussi d’une manière extraordinaire malgré de nombreux problèmes de santé. Il est mort à l’âge de 55 ans et est enterré au cimetière juif de Riga.

3 Boris Spassky né en 1937, vit actuellement à Moscou. Comme Alekhine il est devenu Français, car il a épousé une Française en 1976.

4 Bobby Fisher (1943-2008) était un joueur génial et fantasque qui réussit à rompre en 1972 l’hégémonie soviétique. Mais ses déclarations antisémites, antiaméricaines, antichrétiennes l’ont beaucoup desservi dans les dernières années de sa vie !

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