
Dans son dernier livre récemment paru, la sociologue franco-israélienne Eva Illouz soutient une thèse qui pourrait être intéressante, si elle n’était pas d’emblée biaisée. Les opinions politiques populistes seraient, selon elle, largement dictées aujourd’hui par les émotions, et notamment par la peur, le dégoût et le ressentiment. Cette thèse – qui n’est à vrai dire pas tout à fait originale – prend un sens nouveau à l’ère des médias sociaux, qui jouent comme on le sait sur les émotions de chacun d’entre nous.
Le « hic » est que Mme Illouz prend pour seul exemple, pour étayer sa thèse, celui des électeurs qu’elle qualifie de « populistes », lesquels sont exclusivement situés selon elle à la droite de l’échiquier politique. Les électeurs de droite – en Israël comme ailleurs – sont, comme chacun sait, plus enclins à voter « avec leurs tripes », et leurs récents choix électoraux (qui viennent de porter au pouvoir le « gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël », selon l’expression désormais consacrée) seraient donc dictés par la peur (des Palestiniens, de l’Iran, etc.) et par le ressentiment.
L’actualité des dernières semaines en Israël semble pourtant conforter une vision quelque peu différente de celle d’Eva Illouz. Depuis les dernières élections et depuis la formation du nouveau gouvernement de Benjamin Nétanyahou, nous assistons en effet à une radicalisation du débat public. La réforme judiciaire annoncée par le ministre de la Justice Yariv Levin fait en particulier l’objet d’accusations hyperboliques, étant décrite par ses adversaires politiques comme un « coup d’État », un « changement de régime », voire comme la « fin de la démocratie ».
On a pu ainsi entendre un ancien chef d’état-major de Tsahal, Moshé Yaalon – autrefois considéré comme un homme pondéré – affirmer au micro de la radio de l’armée que « le gouvernement était en train de supprimer la démocratie pour instaurer la dictature » et que cela « rappelait les années 1930 en Allemagne », sans être contredit par la journaliste qui l’interviewait. Ces comparaisons radicales font chaque jour de nouveaux émules dans les médias et dans la rue, le ministre Yariv Levin ayant été caricaturé en officier S.S. On peut dès lors se demander si ce ne sont pas les opposants au gouvernement de droite qui jouent sur la peur et sur le ressentiment, et si les électeurs de gauche ne sont pas eux aussi le jouet de leurs émotions.
Cette hypothèse tout à fait plausible semble avoir totalement échappé à Eva Illouz, dont le livre perd ainsi beaucoup de sa crédibilité. Cela est d’autant plus regrettable que la réforme judiciaire en Israël vise précisément à mettre fin à l’activisme judiciaire forcené de la Cour suprême, devenue le premier pouvoir sous la houlette du juge Aharon Barak. Ce dernier avait forgé l’expression de « public éclairé », qui désigne dans sa bouche les élites de gauche, supposées raisonnables, tandis que le « petit peuple » de droite est, par définition, inculte et émotif… M. Barak n’avait pourtant pas lu le livre de Mme Illouz.
Ce livre participe d’un mouvement général, en France et ailleurs, que le politologue Pierre-André Taguieff qualifie d’antidémocratisme contemporain, qui est selon lui un
« effet du consensus antipopuliste et est inséparable d’un antinationalisme amalgamant et diabolisant État-nation, sentiment national, identité nationale, et racisme1 ».
Ce phénomène est tout aussi inquiétant que la « dictature des émotions » analysée par Mme Illouz. En effet, ceux qui prétendent en Israël comme en France, lutter contre le populisme et « sauver la démocratie », sont en fait ses premiers fossoyeurs. PL♦

Pierre Lurçat, MABATIM.INFO
1 Communication personnelle à l’auteur.
Est il vraiment nécessaire de faire l’acquisition de l’opus de madame Illouz ?
Pour ma part j’en ferai l’économie.
La problématique a été clairement exposée par monsieur Lurçat, excellent comme toujours.
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