« Une vie cachée » de Terrence Malick

ou le refus de la soumission1

Je viens de revoir le film de Terrence Malick : « Une vie cachée ». C’est un grand film comme on en voit rarement de nos jours. Un film qui dit le tragique de l’existence et de la conscience qui nous guide (ou ne nous guide pas !) quant aux choix qui déterminent notre vie. Tiré d’un fait réel, le cinéaste nous offre une méditation sur le courage face au choix de la conscience au prix de la vie, et un poème dédié à la nature et qui accompagne tout au long du film, le drame qui se joue en ces temps tragiques.

Franz Jägerstätter est un paysan qui vit et travaille dans le village de Sankt Radegünd2 en Autriche. À l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne et l’annexion de l’Autriche (Anchluss), il refuse de prêter serment à Hitler et de participer à ses guerres de conquête.

Une image d’une grande beauté, accompagnée d’une musique sublime

L’image, d’une grande beauté, celle des paysages de ces montagnes autrichiennes, ramène à intervalle régulier le spectateur vers le ciel, comme s’il incarnait le questionnement de l’homme. Sur terre se joue le drame qui va se révéler lors de l’arrivée de l’armée autrichienne incorporée par l’Allemagne, dans le petit village où vit le héros avec sa femme et ses trois filles. Les soldats avinés se pavanent à la taverne ou font des incursions dans les ruelles avec la gestuelle du bras tendu : « Heil Hitler », signe d’allégeance au dictateur.

Cette gestuelle lancée par Hitler lui-même s’est répandue partout, dans le moindre village et devient obligatoire. Elle permet aussi de repérer les réfractaires : ceux qui refusent ce geste de soumission.

L’atmosphère s’alourdit quand le maire du village, qui boit sec, se range par opportunisme du côté des soldats. Seul Franz est mal à l’aise et se refuse à faire le salut hitlérien. Il ne peut pas faire allégeance à Hitler, sa conscience le refuse. Au bonheur du début, celui de son mariage avec une femme qu’il aime et la naissance de ses filles, vont succéder l’inquiétude face à l’hitlérisme, le questionnement de la conscience. En Chrétien, il va trouver le prêtre du village pour lui confier ses doutes et ses interrogations. Selon lui, la guerre menée par Hitler est injuste, inacceptable et dangereuse. Faire allégeance à Hitler c’est trahir sa conscience.

Le prêtre ne l’encourage pas dans cette voie. Il est timoré, car il sait ce que l’on risque si l’on résiste. Sur son conseil, Franz demande une audience à l’Évêque qui le reçoit mais ne l’invite pas à persister dans la voie de sa conscience, car ce serait un « péché d’orgueil »… Franz est donc seul.

Quand arrive son avis d’incorporation dans l’armée, il sait que le bras de fer commence. À la caserne, les recrutés sont en rang et l’officier nazi passe devant chacun en faisant le salut hitlérien. Franz refuse de le faire. Il est aussitôt incarcéré dans la prison. C’est là que commence son calvaire.

Il y a un va-et-vient incessant entre la prison et la ferme, et bien sûr la nature, majestueuse, grandiose, tour à tour apaisante et houleuse en son ciel. Elle change au fil des saisons mais reste immuable. Le ciel est toujours présent avec ses nuages en mouvements ; ils représentent le mouvement, la vie, le temps et les saisons qui passent, et l’au-delà puisque Franz est croyant et que, dans son incarcération à la prison, il va interroger sa foi, seul appui, avec celui de son épouse, avec qui il échange des lettres.

Ces lettres, d’une grande pudeur, nous montrent à quel point nous sommes loin des effusions vulgaires qui flattent le voyeurisme et dont on nous inonde dans les films aujourd’hui, comme si le sexe devait s’imposer dans toute sa crudité, réduit au seul désir de la chair d’où l’amour est absent. Là, tout est dans la retenue : « Ma chère femme… Mon cher mari… » Elle parle des filles qui se languissent du père absent. « Reçois les salutations chaleureuses de ton mari… » Cette pudeur rend le lien entre ces êtres encore plus prégnant, encore plus poignant.

Au village, la vie n’est pas facile pour l’épouse qui est traitée en pestiférée parce que son mari a refusé de se plier au salut hitlérien ; il ne soutient pas la patrie ! Quelques villageois montrent leur compassion mais ils sont en nombre infime et restent discrets. On traite Franz comme un ennemi, un traître à la patrie. Quelle patrie ? celle qui a été annexée sans combat ? Celle qui devient le butin d’une puissance voisine, privée de son propre destin, de ce qui faisait d’elle une nation ? On fait pression sur ce fils dont le père a été tué en 14-18. Va-t-il infliger sa mort à une mère déjà éprouvée ?

À ce sombre tableau, s’oppose l’image de Franziska (l’épouse) qui traite les bêtes de la ferme avec amour et douceur. Les animaux font partie de ce tout. Les bêtes sont respectées pour le lait et la viande qu’elles donnent, pour leur travail, et en retour, elles ont la reconnaissance des humains. Elles sont soignées, nourries et bien traitées ; chacune porte un nom qui la différencie des autres.

Franziska et sa sœur sont dures au travail et personne ne vient les aider quand arrive le temps des récoltes et des moissons. Elles et les petites filles, subissent l’opprobre du village. Il en va toujours de même : ceux qui sont du côté du manche, les plus nombreux, et ceux qui résistent, une poignée, et ne veulent pas se soumettre.

Certains jugent la position de Franz égoïste vis-à-vis de sa famille. Son refus d’obtempérer leur parait dérisoire : son avocat le supplie : « on veut vous envoyer dans une section médicale pour vous occuper des blessés… »

Franz demande : « serais-je obligé de jurer fidélité à Hitler ?

— Il ne s’agit que d’un salut et ce ne sont que des mots… lui répond l’avocat. Comme si les mots ne voulaient rien dire. Comme si le salut hitlérien était un geste sans conséquence…

— Si vous acceptez, vous ressortirez libre !

— Je ne peux pas.

— Pensez-vous que votre conduite changera le cours de la guerre ? Lui demande un officier nazi au cours d’un interrogatoire.

Non, Franz le sait, son sacrifice ne changera pas le cours de la guerre. Il oscille entre le désir de vivre et de protéger sa famille et celui de suivre la vie juste. Il n’est qu’un fétu de paille, mais il a une conscience ; il veut mettre son comportement en accord avec ses idées, avec ses convictions. C’est ça la transcendance, c’est ce dépassement de soi qui consiste à agir en accord avec ses principes, avec sa conscience, même au prix de sa vie. Choisir le Bien, ce qui est juste, contre le Mal. C’est un chemin difficile que peu d’êtres sont capables de suivre. C’est la porte étroite par laquelle il faut passer pour se sentir un homme digne de ce nom et trouver un sens à son existence.

Nous sommes déchirés face à ce sacrifice, car c’en est un. Nous pleurons de voir cette vie tranchée en pleine jeunesse, alors qu’elle appartient aussi à une femme aimante, à ses enfants. Cette femme qui, elle aussi accepte le sacrifice de son époux et honore son choix même si celui-ci lui ôte la moitié d’elle-même. Nous pleurons devant cette nature qui assiste, dans sa beauté, sa sérénité immuables au malheur des hommes et à la honte de ceux qui ont choisi le compromis et la destruction. Nous souffrons pour le sacrifice de cette vie juste, aimante, attachante, aux prises avec le choix que sa conscience lui soumet… Et, malgré notre révolte contre ce sacrifice, nous savons que Franz a raison, que l’homme est libre de choisir, de ne pas se renier, même au prix de sa vie. Ce sacrifice est rare mais exemplaire et il nous dit que l’homme est capable d’aller jusqu’à l’extrême pour rester en accord avec lui-même, avec ce qui le transcende, avec son choix.

Nous, spectateurs, sommes reconnaissants à Terrence Malik de nous avoir fait toucher au plus près, à travers cette histoire, le douloureux chemin d’une conscience, d’un combat intérieur qui le conduira nécessairement à la mort alors qu’il n’a jamais été plus près de sa vie.

Un très grand film qui n’a pas eu le succès qu’il méritait, malgré son prix : la Palme d’or, parce que la « société du narcissisme », la société consumériste et du spectacle, celle des sans foi ni lois, veut en finir avec la transcendance. Beaucoup ne comprendront pas ce sacrifice, cette mise en balance : vivre en acceptant de suivre le troupeau ou mourir pour ses idées et la nécessité de choisir en conscience entre le Bien et le Mal. Certains ont dit en soulevant les épaules : « il aurait dû accepter la proposition qui lui était faite : ne pas combattre et servir comme brancardier… » Vivre à n’importe quel prix en somme. Mais vivre pour quoi ? Les mots ont-ils un sens ?

PS : Je ne peux que conseiller au lecteur d’aller voir ce film (mais je ne pense pas qu’il soit en salle). On peut trouver le DVD. ET

Évelyne Tschirhart, MABATIM.INFO

NB : Une première version de ce texte a été publiée sur Riposte laïque.


1 Terrence Malick : Une vie cachée Palme d’or 2019

2 En fait le film fut tourné d’abord en Italie du sud Tyrol et à St-Radegünd.

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Un commentaire

  1. Un grand & chaleureux merci pour la qualité toujours renouvelée de vos articles Madame Tschirhart !
    Quel plaisir de vous lire !
    Shalom
    Madame Couderc 🌻

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