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Une longue vie au service de la beauté 1/4
En été 1905, pour la première fois depuis neuf ans, elle reprend le bateau pour l’Europe.
Pour commencer, elle se rendit à Cracovie où habitait sa nombreuse famille. Là, elle dut affronter une forte déception, elle avait l’impression d’un immobilisme sidérant : la ville n’avait pas changé, les mœurs ancestrales entravaient la vie sociale tant pour les Juifs que pour les Polonais. Ses parents ne semblaient même pas contents de sa réussite, ils n’arrêtaient pas de seriner qu’elle était vraiment une vieille fille ! Pensez donc à 34 ans, elle n’avait toujours pas trouvé chaussure à son pied ! Sa mère était prête à inviter des shatkonim (des marieurs) pour enfin la caser. Ce retour sera aussi sa dernière visite à ses parents qui disparaîtront dans les années 1930, bien avant la guerre.
Si ses parents restaient revêches, ses sœurs se montrèrent beaucoup plus aimables. Regina, Stella, Manka, Ceska, Erna admiraient leur aînée, ses belles toilettes, ses bijoux, son maintien assuré. Rapidement elle décida qu’elle allait les intégrer à ses affaires. Dès ses débuts, elle considérait qu’elle ne pouvait faire confiance qu’aux membres de sa famille ; peu à peu elle leur fera quitter la Pologne. Cette démarche, basée sur le calcul et le népotisme, s’avérera bientôt providentielle : de cette manière Helena allait sauver la majeure partie de sa nombreuse tribu : ils ne connaîtront pas les horreurs de l’occupation nazie en Pologne.
Après le séjour à Cracovie commença la partie professionnelle de ce voyage. Helena, accompagnée de sa sœur Ceska et de sa cousine Lola qui devaient ensuite la suivre en Australie, se rendirent à Vienne pour faire connaissance avec la dermatologue Emmie List, qui utilisait des traitements très efficaces contre l’acné. Les deux femmes devinrent de bonnes amies et plus tard Emmie List travaillera dans le salon de Londres.
Par ailleurs, son séjour à Berlin lui paraîtra plutôt décevant ; elle y rencontra des chirurgiens qui tentèrent les premiers liftings et les opérations du nez. Leurs résultats étaient encore incertains avec des complications ; en tout cas ces interventions ne correspondaient pas au cadre de salon de beauté qui était son domaine. Elle sera beaucoup plus intéressée par des Spas et des cures thermales qu’elle essaiera sur elle-même, en adoptant ensuite certaines techniques pour son premier salon qui sera équipé en matériel pour l’hydrothérapie, la gymnastique et les massages. Ainsi naîtra son adage favori :
Il n’y a pas de femmes laides, il n’y a que des femmes paresseuses !
À Paris, elle rencontra Marcellin Berthelot1 qui la reçut très aimablement et qui jugea positivement sa classification des peaux en plusieurs types. Elle était vraiment fière de cette reconnaissance du grand savant !
Évidemment, elle profitera de son court séjour dans la capitale française pour commander des robes dans les maisons de mode les plus en vogue. Au cours des années, les noms des créateurs changeront, mais Helena deviendra très proche de certains grands couturiers, et sera souvent assise au premier rang pendant des défilés de mode. Ce périple se termina par Londres qui lui sembla bien plus élitiste que Paris, et où seules les femmes les plus riches pouvaient avoir l’accès aux soins et aux produits de beauté très coûteux.
À son retour, Helena introduisit dans son salon certains changements, et elle s’occupa surtout de la formation de sa sœur, prévoyant déjà qu’elle la remplacerait. Heureusement, Ceska s’adapta vite, elle se plaisait bien à Melbourne et se fiança assez rapidement avec un charmant Anglais qu’elle épousa avec la bénédiction de sa sœur. Rassurée sur ses affaires en Australie, qu’elle songeait même à étendre jusqu’à la Nouvelle-Zélande, Helena envisageait alors très sérieusement une sorte de come back en Europe, souhaitant commencer par l’Angleterre. Pourquoi ce choix ? Premièrement elle voyait une parenté dans le mode vie entre ces pays anglophones avec de forts liens politiques, elle parlait assez bien l’anglais et surtout elle se basait sur des arguments professionnels, considérant qu’elle pourrait reprendre au début, tout au moins, ses lignes de soins déjà existantes, car les peaux des Anglaises ressemblent à celles des Australiennes.

Ces plans seront contrariés par une rencontre inattendue avec un homme qui s’avéra être un Juif polonais, mais qui était déjà citoyen américain. Il s’était présenté à Helena sous le nom d’Edward William Titus, mais né sous une autre identité : Arthur Ameisen. Curieusement leurs origines étaient assez proches, leurs familles respectives se connaissaient même de loin. Edward (ou Arthur) est né à Podgorze, un faubourg de Cracovie en 1870 dans une famille juive pratiquement aussi nombreuse que celle d’Helena, mais plus aisée, car son père possédait une petite fabrique de sodas tandis que son oncle était propriétaire d’un quotidien. Il avait reçu une bonne éducation, non seulement grâce aux possibilités financières de sa famille, mais surtout parce qu’il était un garçon !
Il avait sûrement des dons pour de langues, car il parlait l’anglais, le français, le polonais, l’italien et évidemment le yiddish et l’hébreu. Déjà très jeune il avait travaillé dans le journal de son parent, et à l’âge de 21 ans avait émigré aux États-Unis où il avait obtenu la nationalité américaine en 1896, en changeant par la même occasion son état civil. Il termina alors ses études universitaires à la faculté de droit et avait même ouvert un cabinet de juriste. Il était marié une première fois à Pittsburgh et avait même deux enfants, mais divorça très rapidement. Après cette séparation (probablement) très tumultueuse, il préféra quitter Pittsburgh et changea de continent. Il espérait commencer une nouvelle vie en Australie. Connaissant l’existence du salon d’Helena, il vint un soir lui présenter ses hommages dans sa qualité de compatriote. Dès cette première rencontre, elle fut sensible à son charme, mais souhaitait donner à leur relation une assise professionnelle. Ainsi Édouard devint son directeur de marketing et de la publicité. Il se révélera une excellente recrue : il affina la présentation des produits, rédigea des publicités très élégantes et drôles, réécrivit le Guide de la beauté que les femmes s’arrachèrent. Grâce à Edward, Helena Rubinstein obtint une nouvelle image de spécialiste aux compétences scientifiques, reconnue par des savants renommés et qui souhaitait rendre les femmes de plus en plus belles.
Ils avaient l’air de s’entendre très bien, et pourtant Helena refusa de l’épouser, préférant même fuir Melbourne pour Londres sous prétexte d’y vouloir installer son premier salon en Europe. Après de longues recherches, elle trouva un endroit qui correspondait à toutes ses exigences avec une adresse prestigieuse : 24, Grafton Street, dans quartier de Mayfair. Pendant que des ouvriers rénovaient l’intérieur, Helena décida de faire un voyage sur le continent, à Paris et à Vienne. À son retour, une énorme surprise l’attendait : Edward la rejoignit sur le chantier, en renouvelant sa demande en mariage. Cette fois-ci elle accepta.
Bien qu’il s’intéressât beaucoup à son entreprise et participât à son développement, Edward avait d’autres points d’intérêt et se caractérisait par une joie de vivre qui manquait à Helena. Elle ne vivait que pour et par son travail tandis qu’il était curieux de tout, s’intéressait à la littérature, aux arts. Il lui présenta des écrivains anglais comme Somerset Maugham ou George Bernard Shaw. Il connaissait Virginia Stephen qui deviendra un peu plus tard Virginia Woolf et aussi ses meilleurs amis qui formeront avec le temps le groupe de Bloomsbury2.
Leur mariage eut lieu le 28 juillet 1908 à Londres avec seulement deux témoins. Helena qui aimait bien recevoir, voulait cette fois-ci une cérémonie sobre, seulement avec leurs deux témoins. Pendant leur lune de miel, passée sur la Côte d’Azur, Helena se sentait très fière de son mari qui était très à l’aise parmi les aristocrates anglais et russes qui affectionnaient à l’époque le sud de la France.
Malheureusement ce conte de fée sera troublé dès le début car Edward bien qu’attaché très sincèrement à Helena n’était pas un mari fidèle et souffrait de sa dépendance financière par rapport à sa riche femme. Il l’admirait sincèrement pour son intelligence, son savoir-faire, sa force de caractère, sa détermination. Mais sa vision du mariage était peut-être trop traditionnelle pour Helena. Il souhaitait fonder une famille avec elle et sera un père attentif et tendre pour leurs deux fils Roy Valentine, né en 1909 et Horace Gustave, né en 1912. À leur naissance il semblait bien plus comblé que leur mère pour qui visiblement l’instinct maternel n’était pas une priorité. Son mari souhaitait qu’elle s’occupe plus de leurs enfants, mais Helena donnait toujours la préférence à son travail, en laissant Roy et plus tard Horace aux nurses et précepteurs.
Les dernières années avant la Grande Guerre seront peut-être les plus heureuses dans la vie d’Helena qui adopta alors le surnom Madame, proposé par son mari. Il sera utilisé aussi bien par ses proches, ses clientes, les journalistes, voire ses enfants qui n’avaient pas l’habitude de dire « maman ». Néanmoins, après la naissance des deux garçons, les époux semblaient, au moins pour un temps, apaisés et heureux. Ainsi en 1911, à l’occasion de la venue à Londres de la troupe des Ballets Russes, Helena, peut-être pour la première fois de sa vie, connut un vrai éblouissement qu’elle partagea avec son mari. Ils étaient enthousiasmés par le ballet Petrouchka d’Igor Stravinski avec Vaclav Nijinski ; dans la troupe elle put admirer aussi son homonyme, la ballerine Ida Rubinstein dont la célébrité dépassait alors la sienne…
Ils étaient émerveillés non seulement par la musique et la perfection des danseurs, mais aussi par les costumes et les décors de Léon Bakst3 et d’Alexandre Benois4 qui utilisaient des couleurs fortes comme le pourpre, l’orange, le jaune éclatant…
Dès le lendemain, elle arracha les rideaux de brocart blanc du salon de Grafton Street, elle les remplacera par des couleurs vives. Parallèlement, probablement sous l’influence d’Edward, elle s’intéressera de plus en plus à l’art et commencera à acheter des tableaux, des sculptures, même des objets d’art primitif. Il se peut d’ailleurs que son long séjour en Australie l’avait sensibilisée à la beauté un peu étrange de ces objets. En 1911 elle trouva même le temps de retourner en Australie, malgré l’opposition de son mari qui considérait qu’elle abandonnait son fils, encore petit. L’accueil de la presse fut triomphal, les journalistes s’extasiant à l’occasion de ce retour de la grande Helena Rubinstein !

Les années londoniennes permirent à Helena d’innover sa production, la ligne Valaze qui s’était enrichie en une dizaine de nouveaux produits, pour la peau, pour les lèvres, pour lutter contre l’acné… Évidemment elle n’était pas toute seule à les mettre au point, elle s’entoura d’une équipe de professionnels qui réalisaient ses suggestions. Prévoyant sa prochaine installation à Paris, Helena fit venir à Londres sa sœur cadette Manka qui prit bientôt les rennes du salon de Grafton Street.
Durant ces années fastes, Helena s’affirma même physiquement, en trouvant son style unique. Elle ne se maquillait pratiquement pas, se limitant au rouge à lèvres, et n’avait besoin ni de poudre, ni de fond de teint, gardant jusqu’à un âge avancé une peau claire et lisse, sans défaut. Mais elle adorait se parer de bijoux, en donnant la préférence aux grosses perles, avec boucles d’oreilles bien assorties et des belles bagues. Elle dira d’ailleurs un jour :
Les bijoux sont les meilleurs amis des femmes !
Depuis longtemps elle souhaitait ouvrir un salon à Paris ce qui lui aurait permis d’éviter d’incessants allers-retours entre les deux capitales. Comme autrefois à Londres, elle chercha assez longtemps, pour trouver enfin un local pour s’installer enfin au 255 rue du Faubourg-Saint-Honoré. Encore à Londres, Helena eut la chance de connaître une femme exceptionnelle, devenue avec le temps une vraie légende : Misia Sert11. Cette personnalité mérite non seulement un livre, mais même des études académiques, car elle joua un rôle important dans la vie de la haute société et la vie artistique et culturelle de plusieurs pays européens. Il se trouve que Misia Sert était née en Russie d’un père polonais et d’une mère belge. Elle voyait en Helena une compatriote, c’était pour elle un important atout. Dans son salon, on croisait les personnalités les plus remarquables de l’époque : Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Jules Renard, Alfred Jarry, Paul Valéry, Guillaume Apollinaire… Par ailleurs elle servit de modèle à plusieurs peintres : Renoir, Bonnard, Vuillard, Toulouse-Lautrec, Vallotton… Grâce à Madame Sert, Helena fit connaissance avec de jeunes artistes comme Braque, Picasso, Modigliani, Matisse… Bref, elle était lancée et les proches de Misia, les princesses, les duchesses, les femmes le plus en vue comme la grande Collette commencèrent à fréquenter son salon de beauté. Pour confirmer ce succès, Helena installa à Saint-Cloud une usine qui devait approvisionner tout le marché européen.
En principe Edward était content de ce déménagement pour Paris, il était très à l’aise dans des salons parisiens et dans des ateliers d’artistes. AS♦

Ada Shlaen, MABATIM.INFO
À suivre :
Les guerres d’Helena 3/4
La guerrière ne connaît jamais de repos 4/4
1 Marcellin Berthelot né en 1827 à Paris où il mourut le 18 mars 1907, était un chimiste, un biologiste, un épistémologue et un homme politique français.
2 Le groupe de Bloomsbury est un groupe qui réunissait un certain nombre d’artistes, universitaires et intellectuels britanniques majoritairement diplômés de l’Université de Cambridge et installés à Londres, liés par des liens d’amitié depuis les premières années du XXᵉ siècle jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. On y trouvait Virginia Woolf et son mari Leonard, le biographe et l’essayiste Lytton Strachey, l’économiste John Maynard Keynes, des peintres Duncan Grant, Vanessa Bell et Roger Fry.
3 Leon Bakst le pseudonyme de Lev Samoïlovitch Rosenberg, né le 10 mai 1866 à Khrodno (Biélorussie) et mort le 27 décembre 1924 à Rueil, est un peintre, décorateur et costumier russe.
4 Alexandre Benois né à Saint-Pétersbourg en 1870, mort à Paris en 1960, est un peintre, décorateur, scénographe et historien d’art russe et français3. Ami intime de Serge de Diaghilev, Léon Bakst, Dimitri Bouchène et Serge Ivanoff, ses créations ont particulièrement porté sur des décors pour des représentations de ballets.
11 Misia Sert (née Marie Sophie Olga Zénaïde Godebska) en 1872 à Saint-Pétersbourg et morte à Paris en 1950, était une pianiste française d’origine polonaise. Elle était aussi mécène de nombreux peintres, poètes, et musiciens du début du XXᵉ siècle. Son pseudonyme « Misia » est un diminutif de son prénom, Maria. On peut signaler que du 12 juin au 20 septembre 2012, le Musée d’Orsay a organisé une exposition qui lui était consacrée sous le titre : « Misia, reine de Paris »
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Formidable érudition, merci.
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