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Une longue vie au service de la beauté 1/4
La self-made-woman 2/4
Les guerres d’Helena 3/4
Lassée par des infidélités d’Edward, elle décida enfin en 1938 de divorcer. Ce n’était qu’une constatation juridique de la situation qui durait depuis des années, car les deux époux ne vivaient plus ensemble depuis bien longtemps. Helena se remaria la même année et son second mariage fit d’elle une princesse. En effet elle épousa le prince géorgien Artchil Gourielli-Tchkonia, qu’elle rencontra chez la comtesse Marie-Blanche de Polignac qui réunissait régulièrement les passionnés du bridge. Or Madame Rubinstein était une excellente joueuse ce qui est tout à fait normal pour une native de Pologne. Depuis de nombreuses décennies, les joueurs polonais étaient et sont souvent classés parmi les meilleurs du monde.
Au moment du mariage, Helena avait 66 ans et son mari 43. Malgré cette différence d’âge cette union fut heureuse et harmonieuse, d’autant plus que toute la nombreuse famille d’Helena est tombée sous le charme du beau Géorgien. Ils pouvaient être à couteaux tirés entre eux, mais sa présence ravissait tout le monde : les fils de Madame, qui se détestaient mutuellement, ses sœurs, ses neveux et ses nièces. Enfin, les réunions familiales deviennent plus calmes et agréables !
En fin de compte Helena avait aussi un caractère très contrasté, elle était très généreuse, mais pouvait se montrer mesquine et avare. Par exemple, ses réceptions étaient légendaires par le luxe ostentateur et en même temps, elle n’aimait pas quand les invités ne terminaient pas leurs plats. Elle faisait dans sa demeure la chasse aux ampoules allumées et allait personnellement faire le marché juste avant la fermeture, quand les prix baissaient et de plus elle marchandait toujours avec véhémence, tentant d’avoir les prix des fruits et des légumes les plus avantageux. Mais on peut penser que ce n’était pas par l’avarice, plutôt par une sorte de jeu.
Pratiquement à quelques semaines près, Edward se remaria aussi avec une jeune femme de 20 ans ; ce mariage fut aussi très heureux, d’autant plus que ses deux fils s’entendaient très bien avec leur belle-mère qui était bien plus jeune qu’eux.

Helena quitta la France en mai 1940 quand les Allemands étaient déjà aux portes de Paris. Elle ne voulait pas quitter le pays où elle avait ses meilleurs amis et où les activités de sa marque étaient florissantes, mais elle se doutait bien des dangers pour elle, si jamais elle restait sous l’occupation nazie. À son arrivée en 1940 à New-York, elle souhaitait déménager, car elle n’aimait pas le quartier de l’Upper West Side où elle habitait depuis plusieurs années. Elle finit par trouver un triplex de trente-six pièces au 625, Park Avenue. Mais quelques jours avant la signature du bail, l’agent immobilier, affolé, l’appela, en expliquant que les copropriétaires refusaient leur accord : ils ne voulaient pas de Juifs dans l’immeuble. Réponse d’Helena fusa : Pas de Juifs ? Faites une offre. J’achète tout l’immeuble.
Pendant ces années de guerre, elle travaillait avec une énergie redoublée, comme si elle voulait « camoufler » son inquiétude. Heureusement, grâce à elle, la plupart des membres de sa famille avaient quitté la Pologne avant la guerre. Mais elle se faisait beaucoup de soucis pour sa sœur Regina et son mari, les parents de sa nièce préférée Mala, qui étaient restés à Cracovie. Effectivement ils périront à Auschwitz en 1942. Tout au long de la guerre, Helena soutenait la Croix-Rouge ainsi qu’un bon nombre d’œuvres de charité. Très sensibilisée au sort de Juifs, elle demanda à rencontrer le président Roosevelt et sa femme pour plaider à plusieurs reprises l’augmentation du nombre des visas pour des réfugiés. Parallèlement pendant la période 1941-1945, son usine de Long Island travaillait pour l’armée, fournissant des crèmes de protection antisolaire, destinées aux soldats qui se battaient dans le désert. Helena et sa nièce Mala mirent au point des kits qui contenaient des crèmes de protection, de soin, et même les produits de camouflage avec la mention HR Inc sur l’emballage.
Une fois la paix revenue, rongée par l’angoisse, elle regagna la France en septembre 1945, ne sachant pas ce qu’elle allait trouver. En arrivant à l’hôtel particulier de l’île Saint-Louis, elle fut littéralement effondrée. Pendant la guerre les Allemands avaient occupé ce triplex luxueux, ils y avaient raflé tous les objets de valeur, surtout les tableaux et les sculptures ; avant de quitter les lieux, ils avaient criblé de balles les meubles et les tapisseries murales d’Aubusson. Tout était saccagé d’une manière méticuleuse. Après la reconstruction, Helena laissera en place les impacts de balles pour témoigner de la barbarie des occupants. Dans les années 1960, cet hôtel particulier sera loué par Georges Pompidou qui y mourut en 1974. Sa veuve Claude continua d’y habiter jusqu’à sa mort en 2007.
Mais durant les premiers mois de l’après-guerre, Helena fit de cet endroit un lieu d’accueil où on pouvait se nourrir, se reposer, être réconforté. Son fils Horace, officier de l’armée américaine, l’aidait de son mieux. Pendant ces années si dures à Paris, leur entente était la meilleure. Au bout de cinq ans Helena réussit à reconstituer son empire. Grâce à son travail acharné et à l’aide de toute son équipe, l’entreprise est devenue la plus prospère de France. Elle pouvait retourner aux États-Unis, mais cela ne voulait pas dire qu’elle allait prendre sa retraite ! Presque cinquante ans après la création de son premier salon de beauté pour femmes à Melbourne, elle lança en 1948 à New York le premier salon pour homme, appelé en l’honneur de son mari « The House of Gourielli ». On y trouvait un barbier, un sauna et un restaurant. Elle expliquait avec un peu de malice que les hommes avaient aussi droit aux produits de beauté et qu’ils ne seraient plus obligés de se servir des crèmes de leurs femmes.
Ces premières années après-guerre étaient évidemment plus calmes, mais elles ne devaient pas plaire beaucoup à Helena. La période de la guerre froide provoqua un repli général et les oppositions tranchées dans la vie politique de plusieurs pays occidentaux. Les femmes, si actives pendant la guerre, retournèrent dans leurs foyers, devenant des consommatrices choyées par la publicité. La lutte entre Helena Rubinstein et Elisabeth Arden devint même plus dure et méchante. Par exemple, ayant entendu que sa rivale, une amoureuse des chevaux, était mordu par un cheval, Helena s’écria : J’espère que cette pauvre bête, n’a pas souffert !
Mais un proverbe polonais dit bien :
« Lorsque deux larrons se battent, le troisième en profite ! »

Cet adage sera vérifié encore une fois : la troisième étoile de l’industrie de la beauté sera une certaine Joséphine Esther Mentzer, plus connue sous le nom d’Estée Lauder. Elle assimila bien les leçons de ses aînées, sa marque progressa très vite, et à partir des années 1950 Estée Lauder se retrouvera vite dans la cour des grandes.
Les années passaient mais Helena restait toujours fidèle au poste, avec des idées auxquelles les autres ne pensaient pas. Par exemple elle transforma le dernier étage de son triplex new-yorkais en galerie d’art, destiné aux jeunes artistes. Quel coup de pub, quels reportages enthousiastes ! Au milieu des années 1950, elle souffla ses quatre-vingts bougies mais voyageait toujours autant, en prenant l’avion. Elle revenait souvent en France où elle avait beaucoup d’amis comme Hélène Lazareff1, la directrice de Elle ou Edmonde Charles-Roux,2 la directrice de Vogue.
Les voyages la protégeaient de la dépression, de la solitude. Le prince Gourielli meurt en 1955, son fils préféré Horace disparaît trois ans plus tard. Alors Helena retourna encore une fois en Australie, en passant par le Japon et Hong Kong où sa marque avait beaucoup de succès et en 1959 à 87 ans, sur demande expresse du département d’État des États-Unis, elle se rendit à l’exposition américaine de Moscou, inaugurée le 25 juin 1959 par Nikita Khroutchev et Richard Nixon pour présenter l’industrie de cosmétiques américains. Les jeunes filles russes pouvaient avoir ses conseils personnalisés ! Dans cette dernière partie de sa vie elle se rendit aussi en Israël où elle avait d’ailleurs une nièce, installée dans un kibboutz. Elle rencontra le Premier ministre de l’époque David Ben Gourion et la ministre des Affaires étrangères Golda Meir. A Tel Aviv elle finança un pavillon d’art contemporain qui porte son nom et fit don de plusieurs toiles. Un peu plus tard, elle offrit à ce musée sa belle collection de maisons de poupées. Elle mit aussi la première pierre de l’usine de cosmétiques qui sera achevée en 1962.
Helena Rubinstein est morte à New York le 31 mars 1965 à l’âge de quatre-vingt-treize ans. À l’époque, la marque possédait 14 usines dans le monde et employait 32 000 personnes. Les héritiers n’ont pas réussi à bien gérer l’entreprise qu’elle arrivait à administrer pratiquement toute seule. Il est vrai que les temps ont changé !
Quelques années après sa mort « l’Empire d’Helena » était revendu. Aujourd’hui la marque Helena Rubinstein, fondée en 1902 en Australie, existe toujours, elle appartient à l’Oréal. AS♦

Ada Shlaen, MABATIM.INFO
1 Hélène Lazareff, née Hélène Gordon, en 1909, dans une famille juive riche de Rostov-sur-le-Don, une grande ville du sud de la Russie, et morte en 1988 au Lavandou, était une journaliste française, fondatrice en 1945 du magazine féminin Elle. Elle était la femme de Pierre Lazareff, fondateur de France-Soir.
2 Edmonde Charles-Roux née en 1920 à Neuilly-sur-Seine et morte en 2016 à Marseille, est une femme de lettres et journaliste française. Elle reçut le prix Goncourt en 1966 pour le roman Oublier Palerme et était de 1983 à 2016, membre de l’académie Goncourt qu’elle présida de 2002 à 2014. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, elle était infirmière ambulancière volontaire dans une unité de la Légion étrangère. Ensuite, elle intégra la Résistance, toujours comme infirmière. Après la guerre elle travaillait pendant quelques années dans ELLE, et à partir de 1954 est devenue la rédactrice en chef du journal V0GUE. Elle était l’épouse de l’homme politique Gaston Deferre.
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