Tribalisme à l’israélienne

Des tribus en Israël ? Ce n’est pas possible, c’est une mauvaise blague. Et pourtant, tout le monde n’a que ce mot à la bouche. On s’en gargarise même. Pourquoi tout ce raffut.

Depuis deux décennies au moins, la vie politique et culturelle d’Israël est dominée par un affrontement, vrai ou supposé, entre des groupes humains qui diffèrent de diverses manières : les lignes de partage suivent les frontières religieuses, ethniques, culturelles, linguistiques, politiques et autres. On obtient une mosaïque de groupes qui souvent s’ignorent mutuellement, se méprisent ou veulent la déroute des autres. Ce n’est pas comme cela qu’on fait une nation, son existence même est mise en doute.

D’aucuns exploitent sans vergogne ce morcellement et en font usage pour dominer et gouverner contre les autres. On le voit ces jours-ci, après les élections catastrophiques du 1ᵉʳ novembre dernier, qui ont vu une victoire triomphale de Benyamin « Bibi » Netanyahou et des « enragés » de droite et d’extrême-droite qui l’entourent et le soutiennent. Le but de Netanyahou est avant tout d’échapper au verdict de la Justice dans les affaires où il est impliqué. Ses supporteurs, eux, visent à « prendre leur revanche » sur les élites accusées d’opprimer les « faibles » sans discontinuer depuis … 1948 ! Les faibles sont des gens d’origine orientale – d’origine marocaine, tunisienne, libyenne, auxquels s’ajoutent des « Russes » peu instruits et peu qualifiés, principalement. Ou des gens situés à droite exclus du pouvoir jusqu’en 1977, ou marginalisés. Et aussi les habitants délaissés des villes petites ou moyennes et des bourgades de la « périphérie ».

Grossièrement vous avez donc les « ashkénazes » qui habitent surtout les grandes villes et leur proche banlieue, les « Irakiens » en majorité instruits, des juifs libanais, syriens, libyens ou algériens – eux aussi de niveau au-dessus de la moyenne. Là se recrutent les cadres de l’industrie, de l’enseignement, de la médecine, de la finance, des universités, de l’enseignement supérieur, de la presse, etc.

En réalité, c’est de moins en moins vrai, mais l’empreinte du passé reste profonde et suscite cet esprit « revanchard ». Nous sommes à la racine des maux.

Ajoutez à cela la hargne des ultra-orthodoxes et celle des colons juifs de la Cisjordanie, tous adeptes d’un « contre-modèle » de société qui met Dieu ou la vocation dominatrice du peuple juif « au-dessus de tout ». Pas de dialogue possible, pas de compromis entre eux et les autres. Sans oublier le rejet de la population arabe, et la volonté cachée ou ouverte de voir celle-ci émigrer dans le reste du monde. Pas chez nous !

D’où la foire d’empoigne actuelle entre les différents camps, le raidissement et l’extrémisme des uns et des autres – surtout chez les « révoltés », damnés de la Terre si vous voulez. Ces derniers donnent le spectacle de ceux pour qui le sort de l’édifice commun érigé depuis 75 ans a l’air de n’avoir aucune importance.

Le sort de la minorité arabe – 21 % de la population ! – n’est évoqué à peu près par personne, sinon très faiblement par une gauche « historique » réduite à une peau de chagrini. Il y a eu chez cette minorité des mouvements violents, proches d’un soulèvement, principalement à Acco (Saint-Jean d’Accre) et chez les Bédoins du sud du pays, lors de sérieux accrochages le long de la frontière de la Bande Gaza, ou à propos de Jérusalem et de l’Esplanade des Mosquées. N’oublions pas Jérusalem-Est, annexée sur le papier mais restée en réalité « palestinienne » avant tout, comme un « corpus separatum » de fait, sinon de droit. Ici et là, des individus perpètrent des attentats, bien que la majorité reste encore silencieuse, en apparence tout au moins. Mais sans doute accoudés au balcon, les « Arabes israéliens » applaudissent-ils à l’idée que les Israéliens juifs se déchirent entre eux, et risquent d’envoyer leur navire par le fond. Ce jour-là, ils hériteront de tout ça. Comme dit la tradition, « Dieu sonde le cœur et les reins » – allez savoir.

Pour une fédération ?

En écrivant ces lignes, j’ai découvert que vient juste de paraître en Israël un livre dont le titre peut se traduire par « Sortie de secours », « Du tribalisme à une fédération ». L’auteur, Saguy Elbaz, professeur de Sociologie politique, suggère de modifier la situation actuelle d’un « État unitaire » — pour un État fédéral constitué de cinq « cantons » largement autonomes. Ce serait un canton laïque – un canton religieux orthodoxe – un canton « traditionaliste » comprenant des religieux modérés – un canton national-religieux – et un canton arabe. Il va sans dire que cela comporte de sérieuses disproportions entre les cantons. Le laïque serait le plus peuplé, l’arabe venant juste après. Puis les autres…

On peut imaginer la tournure que prendraient les choses :

– le canton laïque serait le plus riche et le plus développé, avec une économie et une armée de premier plan, une main-d’œuvre très qualifiée, une science de haut niveau, une grande richesse culturelle et linguistique, des liens florissants avec l’extérieur.

le canton traditionaliste lui serait assez proche, tout en dépendant de lui dans une grande mesure.

En comparaison, les trois autres seraient plus faibles, plus isolés, peu capables d’exister par eux-mêmes et de défendre leur pré carré.

De quoi aurait l’air ce fromage de gruyère… Sur quelle économie, quels revenus et impôts, quelle force armée, quelles lois pourraient-ils s’appuyer ?

D’aucuns émettent des critiques et reprochent à l’auteur de négliger toutes sortes de détails pas si anodins. En particulier, il est accusé d’exprimer avant tout les plaintes du camp laïque et son sentiment d’être assailli et bafoué par les autres camps, assiégé en quelque sorte. Elbaz ne donnerait en fait que peu d’attention au « modèle » qu’il suggère.

Mieux encore : j’ai vu à la télévision deux porte-parole d’un mouvement qui prône la partition du pays en deux États :

– Israël à prédominance laïque et modérée, avec la majorité de la population arabe ; et

Yehouda (= la tribu de Yehouda des temps bibliques) peuplé d’orthodoxes pratiquants et des religieux « purs et durs ». À chacun de ces États de se débrouiller par ses propres moyens ! Malheureusement, je n’ai pas entendu la suite – mais je crois que leur appel se heurterait aux mêmes objections que le projet de Saguy Elbaz.

Tout cela témoigne de l’effervescence de la société israélienne.

Nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge !

Remarque liminaire : comme dans toutes les guerres, celui qui sait se faire des alliés a le plus de chances de l’emporter. Quand il n’a que des adversaires, ses chances sont nulles.

Si les laïques du Centre et de la Gauche se montrent entreprenants et assez « malins », ils parviendront à rallier la fraction du Likoud qui déteste ce qui se passe et ronge son frein. Alors les cartes seront rebattues et tout changerait. YB

Yaïr Biran, MABATIM.INFO


i Il faudrait un article séparé pour analyser les causes de la défaite de la Gauche en rase-campagne.


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4 commentaires

  1. Superbe analyse — historiquement rigoureuse et sans esprit revanchard ni pleurnichard. La discrimination des Juifs marocains par une pseudo élite ashkénaze qui entendait tout simplement prolétariser une main d’œuvre qui en définitive fut laissée à l’abandon aux frontières d’Israël sous le prétexte fallacieux de la défense des frontières… Créer un rampart de chair humaine sans valeur marchande et donc capable d’être sacrifiée à seule fin de confier le destin de la nation aux seuls ashkénazes d’un capitalisme « de gauche »! Mais le problème n’est pas seulement ethnique — son fondement conflictuel est grandement idéologique. D’un côté les marocains venaient avec une vision messianique et rédemptrice fondée sur la parole et la foi des prophètes bibliques — avec une tradition fondée sur le respect de la loi religieuse — son éthique et ses célébrations, alors que les juifs ashkénazes entendaient se dissoudre dans le modèle techno-industriel de la « modernité athée » occidentale . À cela il faut ajouter l’héritage bureaucratique – doublon de l’archétype bureaucratique du modèle soviétique et ses pays européens satellites de la Russie d’où venait la majorité idéologique des juifs ashkénazes 👈🤣☝️
    D’un côté une idéologie sioniste à tendance socialiste dans le but unique de développer un capitalisme sectaire à l’occidental face au tribalisme archaïque d’une société de petits commerces et d’artisanat héritée des populations et des « archaïsmes » d’une société orientale autour du giron familial. Nous sommes donc face d’un conflit de civilisations à caractère historique fondée sur la dominance du modèle occidental soit la technique anonyme face à des communautés organisées sur des valeurs éthiques et communautaire de source orientale religieuse et artisanale
    Ce qui signifie que le conflit n’est pas seulement à caractère racial il représente un véritable combat idéologique et de disparités sociétales selon les critères d’une population qui entend en exploiter et dominer une autre et s’en servir en tant que « « « lumpen prolétariat » muet!
    Soit la reproduction du capitalisme industriel du XIXe siècle selon une élite bourgeoise européenne qui contrôle une prolétarisation muette orientale. Et à l’exception, ici et là, de quelques médecins ou artistes séfarades et de quelques anthropologues lucides — le modèle de la «tekné» européenne a fomenté une disparité économique et existentielle toujours présente
    Serge Ouaknine PhD artiste et poète

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  2. «  »la hargne des ultra-orthodoxes et celle des colons juifs de la Cisjordanie, tous adeptes d’un « contre-modèle » de société qui met Dieu ou la vocation dominatrice du peuple juif « au-dessus de tout » » »
    On croirait lire Le Monde ou Libé… Parler de « volonté dominatrice » du peuple juif me fait aussi penser à une fameuse petite phrase qui avait été jugée alors antisémite. L’auteur avait au moins « l’excuse » de ne pas être Juif, contrairement à l’auteur de cet article.

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