Israël, gardien du seuil…

Par Serge Siksik,
[Tel Aviv 3 décembre 2025]

La liminalité, défendre la vie quand le monde hésite

Israël ne vit ni hors du monde, ni selon le monde : il vit pour qu’il y ait un monde » Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption

L’idée de cette réflexion est née en étudiant un commentaire du Lord Rav Jonathan Sacks זצ״ל sur la paracha Vayetsé :

Yaacov quittant son foyer devient l’homme du seuil, entre un passé toujours vivant et un avenir encore invisible. Ce moment fondateur éclaire la condition juive : exister dans l’entre-deux, et pourtant avancer ; être exposé, et demeurer porteur du destin, de la mission. Cette intuition – le seuil comme vocation – traverse toute l’Histoire d’Israël et revient aujourd’hui avec une acuité brûlante.

Depuis les premiers versets de la Genèse jusqu’aux heures sombres du 7 octobre 2023, le peuple juif évolue dans ce que l’anthropologue Victor Turner définit comme un « état liminal » :

Une manière d’être sur le seuil, dans l’incertain, à la fois dedans et dehors, enraciné dans l’Histoire mais jamais totalement accepté par elle.

Cette condition forge une identité, un imaginaire, une mission. On pourrait dire – pour reprendre une formule attribuée à Gershom Scholem – que…

le judaïsme est une tension vivante entre mémoire et promesse, une existence projetée vers l’avenir mais obsédée par la fidélité au passé.

Ce paradoxe, les Juifs l’expérimentent depuis 58 siècles :

  • peuple textuel écrivant son récit sans jamais en maîtriser les décors,
  • peuple souverainpourtant si souvent relégué à l’errance,
  • peuple d’éthique au milieu d’un monde qui, trop souvent, rechute dans la barbarie.

Chaque époque a voulu clore la « question juive » en l’expulsant, l’assimilant, le convertissant ou l’exterminant : autant de tentatives visant à enfermer un peuple du seuil, un peuple de l’entre-deux.

On sait où ces entreprises ont conduit.

Dans la Torah, la condition liminale n’est pas un accident de l’histoire juive : elle relève d’une vocation spirituelle.

Dès les premières pages, l’humain est placé au seuil – expulsé d’Éden, entre innocence perdue et liberté à conquérir. Abraham est appelé à quitter son pays, à rompre avec l’immobile pour devenir l’homme du passage.

Le peuple hébreu naît dans un exode, un arrachement fondateur qui inscrit l’histoire juive dans le mouvement plutôt que dans l’enracinement tranquille.

Et le Sinaï – sommet dressé entre terre et ciel – devient le laboratoire du seuil : un no man’s land où l’humanité rencontre l’Infini. Là, hors des frontières, une Loi est donnée pour être vécue dans le monde, mais sans jamais s’y dissoudre.

Le judaïsme apparaît alors comme une spiritualité de la lisière : être dedans sans se fondre, être dehors sans disparaître ; vivre sur le seuil pour rappeler à l’humanité qu’aucune puissance terrestre n’est absolue.

« Le judaïsme ne réside pas dans un lieu : il crée un lieu pour la Présence. »
Martin Buber

La liminalité n’est donc pas une faiblesse, mais une vocation spirituelle : se tenir à la jonction où le monde bascule, pour empêcher qu’il tombe.

Exil structurel et diaspora créatrice : dans l’Histoire juive, le seuil devient condition de survie.

Après la destruction du Temple, la condition liminale devient l’unique manière d’exister. Sans terre, sans armée, sans sécurité, le peuple juif refuse pourtant de s’effacer. Il invente une souveraineté intérieure, un royaume de l’étude et de la mémoire. Ce qui aurait dû être un effondrement devient un laboratoire du sens : la synagogue remplace le Temple, la halakha remplace l’autorité politique, la page du Talmud devient territoire. Le peuple se déploie dans le monde tout en gardant la tête tournée vers Jérusalem brisée.

Cette tension fascinera Lévinas, pour qui le judaïsme est « responsabilité infinie » :

Il ne se referme pas sur lui-même mais s’ouvre à l’universel sans se dissoudre. C’est précisément ce qui dérange les empires : l’impossibilité de réduire les Juifs à une identité ordinaire. Ils deviennent la mauvaise conscience des idéologies totalitaires. D’où la récurrence des persécutions : ce peuple qui devrait disparaître continue de témoigner que la liberté ne se négocie pas.

L’ÉTAT D’ISRAËL

L’État d’Israël : retour du seuil dans le concret, car le miracle de 1948 ne résout pas la liminalité juive : il la matérialise.

La souveraineté juive renaît, mais comme une exception géopolitique permanente.

Les Juifs ne sont légitimes que dans la mort ; vivants et armés, ils deviennent insupportables à ceux qui préféraient le Juif victime.

Les guerres qui s’enchaînent le montrent : la souveraineté juive n’est pas acceptée comme un fait – mais comme une contestation permanente de l’ordre régional. Israël vit à découvert sur une ligne de front civilisationnelle, puisque son existence nie l’idéologie de ses ennemis : le culte de la mort.

D’où la formule de Golda Meir :

« Nos ennemis nous haïssent moins pour ce que nous sommes que pour ce que nous vivons. »

Le monde aimerait figer Israël dans un rôle : celui du petit rescapé que l’on plaint. Mais Israël a choisi l’avenir, sans renoncer à la mémoire. Et c’est précisément ce choix que certains ne pardonnent pas.

7 octobre 2023 : le seuil fracturé, car ce jourle pogrom du Hamas a agi comme un révélateur brutal : le seuil protecteur, la frontière, l’armée, la technologie, s’est transpercé en plein jour. Les Israéliens ont compris avec effroi que l’unique État où les Juifs pouvaient se sentir enfin « dedans » pouvait basculer en une seule nuit dans l’exil intérieur.

Comme si la liminalité juive avait attendu son heure pour rappeler que rien n’est jamais acquis.

Ce massacre – au-delà de l’horreur – marque un tournant ontologique : Israël découvre que l’illusion d’une normalité était un luxe dangereux. Les ennemis d’Israël n’avaient jamais accepté la frontière. Ils attendaient son sommeil.

Le monde, selon un rituel devenu presque banal, a hésité, relativisé, intellectualisé l’indicible – preuve que la condition juive demeure celle du peuple en procès, même lorsqu’il enterre ses enfants.

Les terroristes n’ont pas cherché des concessions politiques mais la rupture du vivre-ensemble :

Abolir la frontière entre civil et militaire, entre maison et champ de bataille, entre l’innocent et le criminel.

L’illusion d’une normalisation s’écroule : on découvre que, pour ceux qui nous entourent, le simple fait que nous existions est la provocation ultime.

Le masque diplomatique tombe. Israël se retrouve de nouveau sur la ligne de feu, assigné à sa condition liminale – exposé, mais debout

La politique du seuil : sortir de l’ambiguïté.Pendant deux décennies, une doctrine implicite a gouverné le conflit : ni guerre ni paix. Une « gestion » du chaos, avec un Hamas utile comme façade d’illusion. Mais comme le dit Lévinas, « l’ambiguïté est un luxe moral que la souffrance interdit ».

La liminalité ne peut être le domaine du politique : elle appartient au spirituel, pas à la sécurité nationale.

7 octobre signe la fin de l’entre-deux : la clarté n’est plus une option, mais une condition de survie.

Arendt avait averti :

« Ne pas juger, c’est laisser régner le pire. »

Israël doit agir dans une géographie de loups. L’hésitation se paie en vies humaines.

Sociologie du seuil : le peuple s’est retrouvé.Paradoxalement, la catastrophe a réveillé la puissance la plus profonde d’Israël : sa société civile. Avant même que l’État se ressaisisse, les citoyens ont pris en main les secours, l’organisation, la dignité. La liminalité redevient force : elle soude, elle éveille, elle donne du sens.

« Un peuple qui se dresse sur les ruines de ses illusions est un peuple qui se relève pour de bon. » David Ben Gourion

Les larmes ont ravivé l’essentiel : Israël n’est pas une somme d’individus ; Israël est une alliance vivante.

La guerre des récits : la liminalité juive sous attaque. C’est la position d’Israël au milieu, là où se joue la distinction entre vie et barbarie :

Ni victime assignée, ni empire dominateur : un gardien de la frontière morale du monde.

C’est précisément cette place que le wokisme cherche à effacer. Dans certains discours militants, l’identité remplace les faits :

Survivre devient un « privilège », se défendre devient « opprimer ».

Le peuple qui incarne la résilience devient accusé d’exister trop fortement. Le bouclier est présenté comme le danger. Ce renversement n’est pas une maladresse : c’est une attaque contre la liminalité elle-même, contre cette fonction vitale qui empêche le chaos de franchir la ligne.

Et lorsque l’on brouille la différence entre le meurtre et la protection, la frontière que porte Israël devient la cible.

La géopolitique du seuil c’est laligne rouge de la civilisation.

Israël oblige le monde à choisir où se situe son seuil moral : du côté de la vie ou du côté du meurtre.

Les positions internationales révèlent un clivage fondamental : non pas entre gauche et droite, mais entre civilisation et barbarie. Entre États capables de dire « ceci est le mal » et États qui préfèrent la neutralité anesthésiante.

Là encore, Turner avait raison : la liminalité est le moment où se décide le sens.

7 octobre oblige les nations à se dévoiler : cette guerre, comme toutes celles déclenchées contre les Juifs, est un test moral mondial.

La philosophie du seuil c’est une humanité placée en examen. Le judaïsme n’enseigne pas la tranquillité : il enseigne le devoir.

Comme l’exprimait Levinas, « la responsabilité précède l’être » : être juif n’est pas un état, c’est une charge.

La liminalité juive n’est donc plus seulement une condition historique : elle devient un principe de discernement pour l’humanité entière. L’épreuve imposée à Israël révèle ce que le monde veut être.

La barbarie ne ressurgit jamais seule : elle revient quand la ligne du seuil s’efface.

Après 7 octobre : du seuil subi au seuil choisi. Nous sommes entrés dans un temps neuf : celui où Israël ne subit plus la liminalité, il l’oriente et la dirige.

Désormais, la question n’est plus : « Israël survivra-t-il ? » mais : « Le monde survivra-t-il à l’idée de se passer d’Israël ? ».

Car là où Israël se tient, se tient encore la possibilité de la civilisation.

Ceux qui espéraient voir les Juifs expulsés du monde découvrent qu’ils demeurent à son seuil le plus vital : celui qui sépare l’humain du monde des prédateurs.

Le seuil comme destin, et comme offrande. Depuis 58 siècles, les Juifs ont fait du seuil un lieu de résistance, de sens, de création.

7 OCTOBRE 2023 N’A PAS BRISÉ ISRAËL, IL A DISSIPÉ LE BROUILLARD.

La condition liminale n’est pas un accident du peuple juif : elle est sa vocation la plus haute.

Car celui qui garde le seuil du monde sait intimement que si ce seuil tombe, tout s’effondre.

Aujourd’hui, Israël ne mendie plus l’existence : il définit son destin et rappelle au monde que la frontière entre la vie et la mort n’est pas une question diplomatique mais la première loi de l’Histoire.

Reste une ultime question, adressée à chaque conscience humaine :

Dans quel camp voulez-vous vivre : sur le seuil où se tient Israël, ou de l’autre côté, là où l’on renonce à être humain ? SS♦

Serge Siksik, MABATIM.INFO


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3 commentaires

  1. Merci pour ces enseignements lumineux. Je me permets de rajouter que l’origine du nom Israël se trouve dans un verset biblique concernant notre patriarche Jacob : « Ton nom sera Israël, car tu as lutté avec D.ieu et avec des hommes, et tu as prévalu».

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