L’Amérique a changé : et l’Europe ?

Par Simone Rodan,
[5 décembre 2025]

En février 2025, à Munich, J.D. Vance avait prévenu. Dans un discours qui avait laissé l’auditoire européen interdit, il avait fait comprendre que l’époque où l’Amérique incarnait le moteur moral, stratégique et psychologique de l’Occident touchait à sa fin. Neuf mois plus tard, la Stratégie de sécurité nationale américaine 2025 dissipe ce reste d’illusion. L’Amérique a changé – profondément, intentionnellement.

Dès les premières pages, le document présente une rupture presque anthropologique :

L’Amérique ne se pense plus comme un empire missionnaire chargé d’ordonner le monde, mais comme une nation vulnérable, fracturée, qui cherche d’abord à se protéger.

Le meurtre politique, les tentatives d’assassinat, la radicalisation intérieure, l’explosion des violences contre les agents fédéraux, la frontière devenue ligne de front : c’est cette réalité qui structure désormais la politique étrangère américaine. L’Amérique se replie non par fatigue, mais par instinct de survie.

Ce repli clarifie aussi un autre changement majeur : l’abandon du récit moral qui avait animé trois décennies de stratégie américaine.

Plus de croisade démocratique, plus de « démocratie contre autocratie », plus de rhétorique des valeurs universelles. La NSS 2025 le dit explicitement :

La politique américaine « n’est plus fondée sur une idéologie politique traditionnelle » et Washington entend désormais maintenir des « relations positives avec des nations dont les systèmes de gouvernement diffèrent des nôtres ».

Ce glissement, qui relègue les valeurs au second plan, ouvre la voie à une géopolitique redevenue civilisationnelle et utilitariste, où les alliances se forment en fonction des ressources critiques, des dépendances technologiques, des vulnérabilités stratégiques – pas des principes.

C’est dans ce cadre que se comprend la centralité absolue de la Chine.

Pékin n’est pas décrit comme un adversaire idéologique, mais comme le rival systémique d’un monde gouverné par les infrastructures : énergie, minerais, câbles sous-marins, réseaux sociaux, ports, data centers, hydrocarbures, semiconducteurs. La Chine n’est plus seulement une puissance qui monte, mais une puissance qui tisse : influence africaine, rachat de ports méditerranéens, pénétration culturelle via TikTok, domination sur les chaînes de production, diplomatie coercitive.

Le message est clair :

Le XXIᵉ siècle se joue en Asie. Ceux qui s’obstinent à regarder ailleurs – et l’Europe est visée – se condamnent à l’impuissance stratégique.

À côté de ce pivot asiatique, le Moyen-Orient est relégué à un rôle secondaire.

L’opération israélo-américaine de juin 2025, qui a désorganisé les capacités d’enrichissement du régime iranien, a permis à Washington de considérer que la région n’est plus une menace stratégique de premier ordre.

Israël devient un pilier de stabilité ; les accords de normalisation un socle. Le reste doit être contenu, pas réinventé.

Sur la Russie, le silence est plus instructif que n’importe quelle phrase.

Quelques lignes seulement, presque indifférentes. Pas de stratégie de long terme, pas de vision de l’après-guerre, pas d’ambition transformative. Le retrait de centaines de soldats américains d’Allemagne, de Pologne et de Roumanie n’est pas une concession : c’est une re-priorisation. Chaque soldat en Europe est un soldat qui n’est pas en Indo-Pacifique.

La guerre en Ukraine, sans être abandonnée, est renvoyée à l’Europe elle-même, comme si Washington disait : c’est votre voisinage, c’est votre problème, assumez-le.

L’objectif n’est plus d’affaiblir la Russie, mais d’empêcher que l’Europe continue d’absorber des ressources américaines.

Puis vient le chapitre européen – le plus radical, le plus chargé idéologiquement.

La NSS 2025 ne décrit plus l’Europe comme un allié affaibli, mais comme un continent en déclin, incapable de traduire la volonté populaire en politiques publiques, miné par ses élites et ses choix accumulés.

Le passage clé – qu’on aurait autrefois attribué à un polémiste, pas à une administration américaine – affirme que..

…une « large majorité européenne veut la paix », mais que cette volonté « n’est pas traduite en décisions » à cause de la « subversion des processus démocratiques par les gouvernements eux-mêmes ».

Et ce verdict appelle une action.

Le document va jusqu’à dire que la politique américaine doit désormais « cultiver la résistance à la trajectoire actuelle de l’Europe au sein des nations européennes ».

Résister à l’Europe depuis l’intérieur : une telle formulation aurait été inimaginable il y a dix ans. Elle est désormais assumée.

Ce programme va loin.

Washington estime que

– l’Europe doit renverser ses tendances migratoires,

– restaurer la souveraineté des États-nations,

– renoncer aux excès réglementaires,

– assumer seule sa défense,

– cesser d’élargir l’OTAN,

– normaliser rapidement le front russe,

– et aligner ses politiques commerciales sur la confrontation économique avec la Chine.

L’Europe centrale et orientale – les « nations saines », selon le lexique du document – est appelée à devenir le pilier de l’influence américaine. L’Ouest est relégué au rang de continent saturé, paralysé, normatif.

Un rideau de fer 2.0 inversé se dessine : l’Est comme avant-poste de Washington, l’Ouest comme problème à gérer.

La cohérence apparaît alors : l’Europe n’est plus un centre de gravité.

Elle est un flanc, une zone tampon qu’il faut stabiliser, contenir, remodeler. Dans mon analyse, le déclin européen des dix à quinze prochaines années est systémique et structurel. Pour Washington, il est civilisationnel – accompli.

L’objectif américain n’est plus de sauver l’Europe, mais de faire en sorte qu’elle ne parasite pas la confrontation avec la Chine.

Libérer des ressources, éviter une guerre sur deux fronts, réduire l’imprévisibilité de partenaires fragiles : voilà l’agenda.

Rien n’est caché. Tout est écrit.

La NSS 2025 entérine un monde de blocs,

– un monde où l’axe sino-russe construit un ordre parallèle,

– où les puissances moyennes perdent leurs marges,

– où l’Europe n’est plus un pôle mais un théâtre secondaire.

L’Amérique ne nous demande pas notre avis ; elle nous assigne une place. À nous de décider si nous l’acceptons, si nous en voulons une autre, ou si nous persistons à faire semblant que rien n’a changé.

Car le plus inquiétant n’est pas ce que dit l’Amérique.

Le plus inquiétant est que, pour la première fois depuis soixante ans, elle a peut-être raison :

L’Europe ne sait plus se défendre, ni militairement, ni politiquement, ni intellectuellement. Et ce vide, quelqu’un finira toujours par vouloir le remplir. SR♦

Simone Rodan, Substack


En savoir plus sur MABATIM.INFO

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

3 commentaires

  1. Lorsque les États-Unis prétendaient incarner le camp du bien et jouaient aux gendarmes du monde, le résultat a été absolument désastreux : soutien à de nombreuses dictatures, première guerre d’Afghanistan (avec pour conséquences la création et la victoire des Talibans), guerre d’Irak (avec pour conséquence la création de Daesch), Libye, Syrie, Ukraine etc…C’est d’ailleurs ce qui a provoqué l’opposition massive aux États-Unis dans les 3/4 ou 4/5emes de la planète.
    Aussi la nouvelle doctrine de Washington est-elle (pour la première fois, et j’en suis surpris) réaliste et morale _ tandis qu’à l’inverse l’Europe de l’Ouest sombre chaque jour un peu plus dans la barbarie et le fanatisme chimiquement pur. Trump me semble être un authentique ami d’Israël, mais un retour des wokistes «  » » » »démocrates » » » » revanchards et ultra-radicalisés au pouvoir briserait la dynamique qu’il tente de mettre en place.

    Aimé par 1 personne

    • Vision claire. Il est triste de constater que le Camps du Mal est européen, belliciste, traitre à ses alliés et répandant la haine contre Israel, la Russie, la Chine, et soutenant les dictatures corrompues. Je n’en puis dire plus!

      Aimé par 1 personne

Répondre à rcroses Annuler la réponse.