Vladimir Zeev Jabotinsky, 1880-1940 : « L’odessite (1/2) »

Zeev_Jabotinsky.jpgEncore un odessite !

Contrairement aux villes comme Moscou, Saint-Pétersbourg ou Kiev, Odessa se trouvant dans la zone de résidence[1], était ouverte aux Juifs qui s’y sont installés en grand nombre, formant à la fin du XIXe siècle un tiers de sa population[2]. Des familles juives prospères y étaient assez nombreuses et dans l’une d’elles, le 18 octobre 1880[3] naît Vladimir (Zeev) Jabotinsky. Il est considéré surtout comme un homme politique et l’un des fondateurs du mouvement sioniste, mais je le définirai volontiers comme érudit, polyglotte[4], remarquable écrivain et traducteur. Il aimait profondément sa ville natale et était fier d’être un odessite. Pour Jabotinsky, Odessa était partie intégrante du monde méditerranéen, qui par un hasard de l’histoire s’était retrouvée en Russie. Cet amour s’exprime dans plusieurs de ses œuvres et surtout dans son beau roman « Les cinq »[5], publié en 1936 où la ville est présentée comme l’un des héros au même titre et peut-être encore plus que les membres de la famille Milgrom au destin tragique.

Une brève enfance heureuse…

Lorsque nous consultons les fiches d’état civil des Juifs de l’Empire russe, nous remarquons souvent un mélange d’éléments d’origines diverses : des prénoms hébreux ou juifs, vaguement russifiés, des patronymes[6], des noms de famille à consonnance étrangère, discordante[7]. Ainsi ces éléments qui allaient vous accompagner durant toute la vie, faisaient souvent sentir aux Juifs qu’ils n’étaient pas chez eux. L’exemple de Jabotinsky est très révélateur à cet égard. On lui donna le prénom hébreu Zeev, doublé par sa forme yiddish : Volf. Les deux signifient « loup ». En russe le mot équivalent « volk » n’est pas utilisé comme un prénom, il fut donc inscrit comme Vladimir probablement à cause d’une certaine ressemblance phonétique. Il s’agit d’un très ancien prénom slave qui signifie : celui qui possède le monde. Quel beau présage !

Nous pourrions d’ailleurs continuer les mêmes comparaisons avec les prénoms de ses parents. Son père portait le prénom du prophète Jonas, (en hébreu : יוֹנָה yôna(h),) qui fut transcrit en Yevno et russifié en Eugène. Sa mère Khava, (‏celle qui donne la vie : חוה‏‎) était inscrite dans les registres sous le prénom d’Eva.

Ses parents Yevno/Eugène et Khava/Eva étaient originaires des villes ukrainiennes Nikopol et Berditchev où les communautés juives étaient très anciennes, fort nombreuses et profondément respectées. C’était surtout vrai pour Berditchev, la ville natale de sa mère, définie par Jabotinsky lui-même comme la ville la plus juive d’Ukraine et où de nombreux Russes parlaient couramment le yiddish. Jusqu’à 1793, c’est-à-dire le second partage de la Pologne, la ville vivait sous administration polonaise et les Juifs représentaient plus de la moitié de ses habitants. Depuis le XVIIIe siècle, Berditchev[8] était un centre important du hassidisme et la mère de Jabotinsky descendait d’une illustre dynastie.Dans l’Histoire de ma vie il se souvient :

Une fois, j’ai demandé à maman : « sommes-nous des hassidim ? » Elle répondit avec une certaine irritation « Et que crois-tu, que nous étions des mitnagdim[9] ? Depuis lors et jusqu’à présent je me considère comme un hassid héréditaire.

Et pourtant la famille semblait assez éloignée de la judéité ou plutôt en avait un rapport purement formel. Ils respectaient la cashrout, le vendredi soir la mère allumait les bougies et faisait la prière ; après la mort du père, le garçon allait régulièrement à la synagogue pour reciter le kaddish, mais tous ces rites restaient en surface, ne touchaient pas leurs cœurs. Dans ses mémoires[10], il laisse même entendre que son grand-père maternel Mark Zak, était une sorte de libre-penseur qui avait donné à sa fille une bonne éducation, basée alors surtout sur la connaissance de l’allemand et des bonnes manières.

Yevno/Eugène Jabotinsky semblait bien assimilé dans la société russe de son temps. Il avait une excellente situation dans la Compagnie russe de navigation et de commerce, dont les titres ne cessaient de monter à la Bourse de Saint-Pétersbourg. Leurs plusieurs dizaines de navires sillonnaient les mers méridionales de l’Europe, transportant du blé en Italie, en France et surtout dans l’Empire ottoman. C’était l’une des plus grandes compagnies de paquebots de la Russie impériale. Fondée au milieu du XIXe siècle, elle cessa d’exister après la révolution bolchévique d’octobre 1917.

La naissance de Zeev-Vladimir fut sûrement accueillie avec une joie immense, d’autant plus que le premier-né de la famille, Miron, appelé à la manière russe Mitia, était mort en bas-âge ; il avait aussi une sœur aînée Tatiana dont il se sentait très proche. Comme pour la plupart des Juifs d’Odessa, le russe était devenu la première langue dans la famille ; le yiddish était utilisé plutôt avec les aînés et parallèlement le garçon apprenait l’hébreu en prévision de la bar-mitzvah.

Ses toutes premières années se déroulèrent dans un foyer uni et prospère. Malheureusement, il avait à peine cinq ans lorsque son père tomba gravement malade. Tout d’abord soigné par des médecins locaux, mais comme son état se dégradait, la mère décida de le transporter en Allemagne, pays très réputé à l’époque pour la qualité de ses spécialistes. Mais il était trop tard et il demanda à être ramené dans sa région natale où il décéda en 1886.

Un adolescent indiscipliné et rebelle

La veuve revint alors à Odessa où elle avait de la famille proche, mais elle fut révoltée par les conseils d’un neveu qui décréta qu’elle devrait faire de sa fille une bonne couturière, quant au fils, il pourrait être placé en apprentissage chez un menuisier. Elle décida de ne compter que sur elle-même et devint un chef de famille ferme et efficace. Pour elle il était impensable de ne pas donner à ses enfants une bonne éducation et instruction. Ils quittèrent alors leur bel appartement pour s’installer dans une mansarde. Leurs anciennes relations les évitaient, mais de toutes façons la mère de Vladimir ne voulait plus les fréquenter. Elle avait ouvert une petite papeterie qui leur permettait de ne pas mourir de faim ; bien plus tard Vladimir se souvenait que si les enfants avaient toujours au petit déjeuner du pain frais, leur mère se contentait de morceaux rassis. Heureusement, Tatiana, qui était une excellente élève, put donner à partir de seize ans des cours particuliers et cet apport était très important pour les finances de la famille. Plus tard elle ouvrit un lycée pour jeunes filles qui devint très réputé.

En revanche, son frère eut un parcours beaucoup moins brillant ; à 14 ans après quatre échecs, il réussit enfin à intégrer le lycée Richelieu le plus réputé de la ville où les élèves juifs n’étaient inscrits qu’avec parcimonie à cause d’un numerus clausus, même si l’antisémitisme n’était pas de mise dans le lycée qui portait le nom du bâtisseur principal d’Odessa. Il eut ensuite une scolarité très chaotique, d’ailleurs moins à cause de ses origines, qu’en raison d’une conduite indisciplinée. Il détestait son lycée, tout en reconnaissant d’avoir été un élève très paresseux et nonchalant. Pendant les contrôles, il passait aux voisins des « antisèches », et pour amuser les autres élèves, il écrivait avec son ami et condisciple Korneï Tchoukovski[11] des portraits satiriques des professeurs et même du proviseur. Bref les deux comparses furent exclus juste avant le baccalauréat ! Jabotinsky aura son diplôme seulement en 1907, quand il passera toutes les épreuves en tant que candidat libre. En 1912 il poursuivra ce cursus en obtenant à la faculté de droit d’Iaroslavl son diplôme universitaire qui lui permettra d’habiter tout à fait légalement à St Pétersbourg, interdit aux Juifs.

Jabotinsky Le Corbeau.jpg
Le Corbeau

Formellement il était inscrit au lycée, mais très rapidement ses intérêts dépassèrent l’univers étriqué de l’école. On pourrait le définir comme un autodidacte qui se formait grâce à ses lectures, à l’observation du monde environnant et des relations humaines. Comme tous les adolescents de l’époque, il aimait bien les livres de Walter Scott, de Thomas Mayne Reid et de Karl May, mais rapidement il passe aux auteurs plus sérieux comme Pouchkine, Lermontov, Shakespeare, Dickens ou Zola. Grâce à son excellente mémoire, il retenait facilement les textes poétiques de grands poètes comme Pouchkine et Lermontov et même ceux d’Adam Mickiewicz, qu’il était capable de lire en polonais, car il avait appris cette langue grâce à un condisciple. À 17 ans il traduisit le poème Le Corbeau[12] d’Allan Edgar Poe et cette traduction est considérée encore aujourd’hui comme l’une des meilleures en russe. Elle continua même à être publiée en Union Soviétique, évidemment sans l’indication du nom de Jabotinsky qui pouvait valoir un séjour derrière les barreaux. Il est aussi l’auteur d’une excellente traduction de la Ballade des dames du temps jadis de François Villon.

Le tout jeune correspondant en Italie

À partir de l’âge de 16 ans il envoyait régulièrement ses articles aux différents journaux d’Odessa et enfin, en été 1897, il eut la joie de voir sa première publication dans le journal l’Observateur méridional sous le pseudonyme Vladimir Illiritch. Et quelques mois plus tard, alors qu’il venait d’avoir 17 ans, le rédacteur en chef du Feuillet d’Odessa (ce journal avait le tirage le plus important de la presse régionale russe) lui proposa de devenir le correspondant permanent en Suisse et en Italie.

À Berne il put observer la vie des émigrés politiques russes, il était enchanté par la liberté environnante, si différente de la vie russe. Au bout de quelques mois il partit pour l’Italie et ce pays eut pour lui une importance énorme. Il disait même qu’elle était sa patrie spirituelle, beaucoup plus que la Russie. Il y arriva avec une connaissance d’italien encore imparfaite mais au bout de quelques mois il maîtrisait très bien la langue. Bientôt il écrira même des poèmes en italien ! Il choisit de suivre des cours en auditeur libre à la faculté de droit de Rome et de Berne et mena jusqu’au bout son cursus. Sous le pseudonyme Altalena[13]il envoyait une multitude d’articles à Odessa et trouvait encore du temps pour traduire en russe ou en hébreu plusieurs poètes italiens, y compris Dante. À l’époque, l’Italie était un pays tout récemment unifié (le risorgimento n’était achevé que depuis 1870) et Jabotinsky avait une vraie admiration pour les héros de l’indépendance italienne, comme Garibaldi ou Leopardi. Pensait-il déjà à la renaissance territoriale pour des Juifs ?

Retour dans la Russie prérévolutionnaire

Il revint en Russie en 1901 et continua encore pendant quelque temps son activité de journaliste, d’autant plus qu’il percevait des honoraires assez élevés. À Odessa il était devenu une personnalité connue, ses pièces étaient présentées par le théâtre municipal où il avait un fauteuil à son nom. C’était vraiment une période faste pour un jeune homme de 21 ans.

Mais en 1902 il fut arrêté par la police tsariste et emprisonné dans la belle forteresse d’Odessa, considérée aujourd’hui comme un monument historique. À l’époque, elle était remplie par de prisonniers politiques[14] qui passaient leur temps dans des débats enflammés. Il y est resté presque deux mois pendant lesquels des traducteurs assermentés « cherchaient la petite bête » dans des textes italiens trouvés chez lui lors de la perquisition. Pour finir, il a gardé un excellent souvenir de cette aventure qui lui a fait comprendre mieux que les multiples discussions dans les cafés d’Odessa que le pays était vraiment au bord d’une explosion.

Le vrai changement dans sa vision du monde arrivera en 1903, quand le journaliste vaguement intéressé par les idées sionistes, s’engagera vraiment dans le mouvement qui allait changer le destin du peuple juif.

Le pogrome de Kichinev

Au printemps toute la communauté juive dans toute la zone de résidence, s’attendait à des pogromes. Devant cette menace, des Juifs d’Odessa se mirent à organiser des groupes d’autodéfense, assez bien armés de surcroît. Effectivement, le pogrome arriva, non pas à Odessa, mais à Kichinev où la population était nettement moins bien organisée et pour cette raison, les victimes furent très nombreuses. Il est important de signaler, que deux ans plus tard, en 1905, la ville connaîtra un second pogrome, tout aussi bestial. Jabotinsky n’était même pas très étonné par ces événements, car il s’attendait à cette succession des faits. Et pourtant, la tragédie de Kichinev aura une grande importance dans sa vie. Évidemment, il écrivit plusieurs reportages, mais surtout il fit des rencontres mémorables dans la ville meurtrie.

Pendant l’un de ces séjours, il fit connaissance avec le poète Haïm Nahman Bialik[15] qui avait écrit en hébreu et en yiddish le poème, « La Ville du massacre », inspiré précisément par cette tragédie. Jabotinsky traduisit ce texte en russe, comme d’ailleurs plusieurs autres œuvres du poète, devenu très connu du lecteur russe. AS

Ada ShlaenAda Shlaen, MABATIM.INFO

À suivre : Vladimir Zeev Jabotinsky, 1880-1940 : « le sioniste (2/2) »

[1] Zone de résidence : il s’agit des territoires rattachés à l’Empire russe à la fin du XVIIIe siècle à la suite de trois partages de la Pologne. Il y eut en tout trois partages : 1772, 1793, 1795.
[2]D’après le recensement de 1897 sur 400.000 habitants, les Juifs représentaient 34,4 %. Ils étaient le second groupe national après les Russes (45,6 %), bien avant les Ukrainiens avec 9,4 %.
[3] La date du 18 octobre correspond au calendrier grégorien, utilisé en Occident depuis la fin du XVIe siècle. En Russie à l’époque on utilisait le calendrier julien et la date de naissance était alors le 6 octobre. Depuis la révolution d’octobre la Russie est passée aussi au calendrier grégorien.
[4] Il parlait au moins 8 langues : russe, yiddish, hébreu, (classique et moderne) allemand, anglais, italien, français, polonais…
[5] Les Cinq, édition des Syrtes, 2006 Dans ce roman qui se passe à la veille de la révolution de 1905, l’auteur illustre son idée que l’assimilation des Juifs russes est sans issue.
[6] Le russe a un système particulier pour l’état civil, en trois parties : prénom, patronyme (formé sur le prénom du père), et nom de famille ; ce qui donne en occurrence Vladimir Evguenevitch Jabotinsky.
[7] La plupart des noms russes portent les terminaisons – ov (Ivanov) et – ine (Pouchkine). Pour une oreille russe le suffixe – sky était souvent ressenti comme un élément étranger.
[8] Pendant un temps, la ville appartenait à la puissante famille aristocratique lituano-polonaise des Radziwill qui porte depuis le XVIe siècle le titre de prince du Saint-Empire romain et qui fait partie encore aujourd’hui du Gotha international. Par exemple la sœur cadette de Jacqueline Kennedy a épousé un Radziwill. D’autre part, Honoré de Balzac a épousé en mai 1850 à Berditchev l’amour de sa vie, Madame Eveline Hanska au bout de 18 ans d’échange épistolaire.
[9] Les Mitnagdim au XVIIIe siècle » : il s’agissait de Juifs orthodoxes qui s’opposaient au judaïsme hassidique.
[10] Histoire de ma vie, éditeur Les Provinciales, 2011
[11] Korneï Tchoukovski (1882-1969) reste même de nos jours un des auteurs préférés des enfants russes ; en Russie comme en URSS, la littérature pour les petits était prise très au sérieux. Ses contes furent édités et réédités à des millions d’exemplaires. Certaines de ses poésies sont traduites en français. Parallèlement, il était un excellent traducteur de la littérature anglaise et à ce titre il reçut le titre du docteur honoris causa de l’Université d’Oxford. D’autre part il aidait toujours les écrivains persécutés par le pouvoir soviétique. C’était le cas avec Boris Pasternak, Alexandre Soljenitsyne ou Iossif Brodski. Sa fille Lydia Tchoukovskaïa, (1907-1996) était une militante parmi les plus actifs et courageux pour des droits de l’homme en URSS. On peut conseiller ses deux œuvres les plus importantes, traduites en français : La maison déserte (cette nouvelle existe aussi sous le titre Sofia Petrovna) et Les entretiens avec Anna Akhmatova.
[12] Le Corbeau : en français la traduction la plus connue est de la plume de Charles Baudelaire
[13] = Balançoire
[14] Quand en 2013 j’ai visité cette vieille prison, notre guide, une femme charmante, soulignait que ses deux prisonniers les plus célèbres étaient Léon Trotski et Vladimir Jabotinsky.
[15] Haïm Nahman Bialik (1873-1934) Ce poète, né en Ukraine, fait partie de ces grands écrivains juifs qui d’une part donnèrent leurs lettres de noblesse au yiddish et en même temps sont devenus des créateurs de la poésie hébraïque moderne. En Israël Bialik est considéré comme un poète national.

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