Par Roger Chemouni
Ce superbe livre est le deuxième tome de la trilogie commencée en 1965 avec Pour Sganarelle et clos en 1968 avec La Tête coupable. Il est le seizième livre de cet auteur prolifique et déroutant qui signa sous plusieurs pseudonymes son œuvre dont le plus illustre restera Émile Ajar. D’ailleurs dans ce roman pathétique et néanmoins drolatique, souffle déjà l’atmosphère désespérée et philosophique de ce dernier prête-nom.
Un acteur juif de cabaret yiddish Moiché Cohn est fusillé par Schatz un SS qui lui fit creuser sa tombe avant. Il est estomaqué de voir sa victime se déculotter et lui montrer ses fesses. Vingt-deux ans plus tard, le bourreau dénazifié est commissaire dans une petite ville allemande. L’esprit de Cohn va prendre possession de l’existence de Schatz jusqu’à apparaître, dialoguer avec lui et le tourmenter, amenant ce dernier à tout faire pour exorciser cette vision. Parallèlement, une série de meurtres mystérieux, exactement vingt-deux assassinats, accapare la région et le commissaire chargé d’en dénouer les fils.
L’humour, mère du désarroi, draine cette narration fantasmatique, tout comme la culture yiddish qui l’habite. Nous avons, outre plusieurs mots de cette langue, le symbole du Dibbouk (l’esprit d’un mort qui prend possession du corps d’un vivant avec qui il a eu un différent et qui compte rendre fou) cher à Shalom Anski (1863-1920), qui s’appropria la légende pour en faire une pièce de théâtre magnifiquement rendue au cinéma (Le Dibbouk, de Michał Waszyński, Pologne 1938, parlant yiddish.)
Le protagoniste principal se présente ainsi ; « Mon nom est Cohn, Gengis Cohn. Naturellement Gengis Cohn est un pseudonyme : mon vrai nom est Moiché , mais Gengis allait mieux avec mon genre de drôlerie. Je suis un comique yiddish et j’étais très connu jadis, dans les cabarets yiddish : d’abord au Schwarze Schicse de Berlin, ensuite au Motke Ganeff de Varsovie et enfin, à Auschwitz. Les critiques faisaient quelques réserves sur mon humour : ils le trouvaient un peu excessif, un peu agressif, cruel. Ils me conseillaient un peu plus de retenue. Peut-être avaient-ils raison. Un jour, à Auschwitz, j’ai raconté une histoire tellement drôle à un détenu qu’il est mort de rire. C’était sans doute le seul Juif mort de rire à Auschwitz »
Dès ce prologue l’auteur montre l’outrecuidance de son récit et sa volonté de redonner une âme à ses coreligionnaires disparus, raillant une Allemagne amnésique. D’ailleurs, Schatz s’exclamera : « Voulez vous que je vous dise, Cohn ? Vous êtes démodé. Vous faites vieux jeu. L’humanité vous a assez vu. Elle veut du neuf .Vos étoiles jaunes, vos fours, vos chambres à gaz, on ne veut plus en entendre parler. »
Romain Gary va ridiculiser ses autochtones ; Les vingt-deux victimes précitées sont découvertes toutes déculottées, avec une mine amusée, épanouie, un air enchanté, comme si elles étaient mortes en pleine liesse. Son Dibbouk va pourrir la vie de son choix, durant – choix non innocent – vingt-deux années.
Dans cette épopée tragico-comique inspirée par son retour sur les lieux de son enfance à Varsovie, Romain Gary qui écrivit le plan de son livre « comme un possédé en quatorze jours », est une des premières intrusions de la Shoah dans la littérature en France, avec entre autres Elie Wiesel (La Nuit, 1958) et André Schartz-Bart (Le Dernier des Justes 1959).
Si ce livre subversif n’eut point le succès attendu, sa version anglaise due à Gary lui-même, rencontrera un succès aux États Unis un an plus tard. Les critiques françaises trouvèrent le sujet déplacé et lui reprochèrent de rire de la Shoah ; opinion que ne semblaient pas partager, la presse israélienne et américaine RC♦