Le visiteur pénètre dans le Clos des Metz sur la pointe des pieds, avec l’impression d’entrer par effraction dans un logement toujours habité. La maison de Jouy-en-Josas (Yvelines) porte l’âme du couple étonnant qui vécut ici cinq ans d’un bonheur serein, savouré avec la gourmandise de ceux qui faillirent ne jamais se retrouver. « Ils ont traversé ensemble bien des épreuves, rappelle l’historienne Dominique Missika, auteur d’un beau livre sur cette insolite histoire d’amour(1): l’emprisonnement de Blum au château de Chazeron puis dans celui de Bourrassol en 1940, au fort du Portalet en 1941, le procès de Riom, en 1942… Jeanne l’a suivi partout. »

En 1943, avant le grand départ pour la captivité en Allemagne, Léon Blum écrit à Jeanne : « Je vous promets de revenir intact. » Elle demande une entrevue à Pierre Laval, alors chef du gouvernement, et plaide sa cause pour qu’il l’autorise à rejoindre Blum à Buchenwald ! Dans le pavillon du Fauconnier, à 800 mètres du camp de concentration nazi, ils se marient avec pour seuls témoins deux détenus : l’ancien ministre Georges Mandel et un Témoin de Jéhovah chargé de la surveillance des prisonniers.
Ce mariage singulier vient couronner un amour ancien, qui s’achèvera dans cette calme retraite du Clos des Metz. Le domaine- 4,5 hectares à l’époque, trois fois moins aujourd’hui- a appartenu à la princesse Eugénie Murat(1878-1936). Jeanne, alors épouse de Henri Reichenbach, le fondateur des magasins Prisunic, l’a acquis avec son mari avant guerre pour que Jean, le fils aîné de santé fragile que Jeanne a eu d’un premier mariage avec l’avocat Henry Torrès, puisse respirer le bon air de la campagne. Le mari, juif et donc en danger, quitte la France en juin 1940 pour le Brésil, avec les deux garçons de Jeanne. Elle reste, loin de ses enfants et dans un pays en guerre, par amour pour un Léon Blum presque septuagénaire, veuf depuis peu et de près de trente ans plus âgé qu’elle.
Éprise de lui depuis ses 16 ans, Jeanne n’a cessé de croire qu’un jour le destin les réunirait. Cette grande bourgeoise découvre l’inégalité sociale en pénétrant, enfant, dans les chambres des domestiques aménagées dans les combles du château normand de sa grand-mère. Elle croise cet intellectuel engagé en politique dans le Paris mondain de l’entre-deux-guerres. Chacun construit sa vie de son côté, puis ils se retrouvent à Bordeaux, dans la débâcle de juin 1940. Dès lors, ils ne se quittent plus.
En juin 1945, lorsque Léon Blum se retire à Jouy-en-Josas avec Jeanne, le pestiféré de 1940 a recouvré une stature politique. « C’est le dernier Blum, note l’historien Pascal Ory, le Blum intouchable! L’ancien président du Conseil, vilipendé et jeté en prison, est désormais un sage que l’on consulte. » Au Clos des Metz, Blum est « payé de ses misères », comme il le dit joliment. Dans cette demeure sans fioritures et sobrement garnie de meubles de bois sombre, le rythme quotidien est réglé sur les activités du maître de maison: son édito quotidien pour Le Populaire, rédigé sur la longue table d’un bureau qui occupe la moitié du rez-de-chaussée; les voyages à Londres, pour plaider l’installation de l’Unesco à Paris, ou à New York, pour négocier les accords Blum-Byrnes; les nombreux visiteurs reçus…
« On se rend à Jouy comme, plus tard, on ira à Colombey-les-Deux-Eglises « , avance Pascal Ory. Les hommes politiques français- Vincent Auriol, René Coty…- font le déplacement, mais aussi des personnalités étrangères, comme Chaïm Weizmann, premier président d’Israël en 1948, ou Winston Churchill. La maison est également fréquentée par la famille de Jeanne, notamment par Dominique Torrès, sa petitefille. Aujourd’hui grand reporter à France 2, celle-ci se souvient des funérailles nationales de « Grappy », comme elle appelait le mari de sa grand-mère, place de la Concorde, à Paris. Et aussi de son enterrement dans le cimetière de Jouy. Surtout, elle garde vif le souvenir de Jeanne, qui mit tant d’ardeur à entretenir la mémoire de son mari.
Née avec le siècle, Jeanne Blum a 50 ans à la mort de Blum. Elle restera d’une fidélité absolue à ses idées jusqu’à son dernier jour, en 1982. Roulant en 4L, léguant ses biens à des associations, donnant à la commune une grande partie des terres du domaine, elle met en pratique ses convictions humanistes et crée une école paramédicale pour les jeunes en errance sociale, dans laquelle elle applique une méthode fondée sur la confiance en soi, qu’elle présente dans une thèse menée à 78 ans sous la conduite d’Edgar Morin.
Avant de léguer le Clos des Metz à la ville pour transformer la demeure en musée, Jeanne Blum s’entoure d’un comité scientifique prestigieux, composé de Pierre Nora, René Rémond, Jean Daniel, Pascal Ory… La maison est inaugurée en 1986 par François Mitterrand. Bientôt fermée au public, elle est rouverte en 2009 grâce à la volonté du maire, Jacques Bellier. « En 2013, de gros travaux sont menés pour la protéger, explique Daniel Vermeire, conseiller municipal chargé de la restauration. Nous souhaitons aménager un espace d’accueil et moderniser la muséographie. » Pour récolter des financements auprès du grand public et des entreprises- 1 million d’euros sont nécessaires-, la ville s’est associée à la Fondation du patrimoine.
Ambitieuse, la nouvelle muséographie devra naviguer entre la modernité(vidéos, sonorisations…) et la délicieuse intemporalité qui se dégage de la vieille demeure. Car, depuis que Jeanne Blum est partie, rien n’a bougé. Par une nuit d’orage de juillet 1982, Janot, comme la nomment ses proches, s’assoupit sur le canapé marron du petit salon, là même où l’âme de son mari bien-aimé s’est échappée par un aprèsmidi de printemps. Après avoir rangé maints papiers et rédigé des petits mots d’adieu, la grande dame, si peu conventionnelle, s’allonge là, une dernière fois. Pour s’endormir « en toute tranquillité », « en toute lucidité ».
Son sommeil faillit être interrompu. « Au mitan de la nuit, raconte Dominique Torrès, qui habitait alors en face du Clos des Metz, un émissaire de l’Élysée est venu tambouriner à ma porte. Il répétait: Mitterrand et Mauroy s’inquiètent ! Il faut arrêter votre grand-mère ! » Ils savaient… Tout comme moi, qui étais dans la confidence, ils avaient eu vent de son projet fatal, minutieusement pensé depuis des mois. » La petite-fille de Jeanne grelotte d’angoisse jusqu’au matin. Mais elle n’écoute que l’ultime volonté de sa grand-mère. Qui meurt au lieu et à l’heure de son choix. En femme libre. MS♦
Mylène Sultan, fondatrice de MIRABILIBUS, est historienne de formation et diplômée de Sciences-Po Paris. Journaliste depuis plus de vingt ans, spécialisée dans les domaines du patrimoine et de la culture, elle réalise de nombreux reportages pour la presse nationale, notamment L’Express, et organise des visites privées exceptionnelles pour les lecteurs de Point de Vue.
(1) Je vous promets de revenir. 1940-1945, le dernier combat de Léon Blum, par Dominique Missika. Robert Laffont, 2009, 324 p., 20,50€.
Fondation du patrimoine : (Les dons peuvent s’effectuer en ligne).
Source : L’Express du 6 Juillet 2014