Alger : « Les épitaphes du cimetière de Saint-Eugène »

Entreée cimetierre juif a2.jpgEn 1888 était publié un petit opuscule d’Isaac Bloch, alors grand rabbin d’Alger, sur quelques pierres tombales des anciens cimetières juifs de la ville.[1] Il y recensait quarante-huit stèles sur lesquelles étaient inscrites, selon une coutume juive très répandue, une kina (une élégie) en hébreu à la mémoire du défunt. Une kina est un poème traduisant la souffrance d’un deuil. Ce chant se dit pour un individu ou un groupe au moment de la mort ou d’une catastrophe. Dans la Bible déjà on trouve de nombreuses kinot par exemple le Livre des Lamentations qui pleure la destruction du premier temple et que l’on lit traditionnellement à Ticha béav. La coutume d’inscrire sur les tombes une kina est extrêmement répandue dans le monde juif, tant séfarade qu’ashkénaze, quelles que soient les époques. Elles sont très fréquentes pour orner les tombes de rabbins mais pas seulement.

Dans le livre d’Isaac Bloch, chaque pierre tombale était accompagnée d’une description, du texte, de sa traduction et de quelques notes explicatives et biographiques. Notre démarche fut de reprendre la traduction de ces textes qui était en un français daté et parfois assez loin de l’original, d’en repérer les nombreuses références bibliques, talmudiques ou autres et de les commenter en tant que réelles œuvres littéraires. Dans un premier temps nous nous sommes consacrés aux kinot relevées par Isaac Bloch et dans un second temps nous étudierons d’autres sépultures à l’aide de clichés pris récemment.

Fitoussi Jacob 1812_P1060023.JPG
Tombe de Jacob Fitoussi (? – 1812)

Les références sont très nombreuses dans chacune des kinot. Parfois ce sont des allusions au personnage biblique dont le défunt porte le nom. Par exemple le rabbin Jacob Fitoussi[2] est qualifié « d’homme parfait assis dans la tente ». C’est évidemment une reprise de la description du patriarche Jacob dans la Genèse (25, 27). Souvent il s’agit d’évoquer leur vie où la douleur de leur disparition en citant des extraits bibliques ou talmudiques. Citons l’exemple de Joseph Seror[3] à propos duquel il est dit « Appelez-le Amer » tout comme le demande Noémie en revenant de Moav sans son mari ni ses fils (Ruth 1,20). D’autre part, il ne faut pas oublier qu’Alger fut un important centre d’étude talmudique. Il n’est donc pas rare d’y trouver des références. Ainsi le rabbin Messaoud Guenoun[4] est comparé aux maîtres Ravina et Rav Achi[5].

Le corpus travaillé avec une grande rigueur par le Grand Rabbin Bloch ne comportait que quarante-huit sépultures, or le cimetière de Saint-Eugène[6], dans lequel ont été transférés les ossements avec leurs pierres tombales depuis les autres cimetières d’Alger, en comporte de nombreuses autres pourvues de kinot. Ce transfert nous permet d’avoir accès à des textes du 17 siècle dans un cimetière ouvert seulement au milieu du 19 siècle.

Parmi ces sépultures, on trouve celles de trois femmes, six négociants, cinq personnes mort tragiquement et surtout vingt-six rabbins sans compter celle de l’illustre Rivach[7].

L’étude de ces textes permet non seulement d’apprendre sur la vie et l’œuvre de ces personnes mais plus largement, de mettre en lumière les événements historiques qu’ils ont vécus : guerres, épidémies, séismes. Par exemple le négociant Moïse Gabisson[8] mourut de la peste qui frappa Alger en 1698. On apprend aussi qu’un séisme eut lieu dans la région d’Alger en 1718 suivi d’épidémie et d’une famine, puisque le rabbin Jacob Temim[9] en est mort.

Pour en savoir plus

ACSE : www.web-acse.fr

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Ces textes montrent à la fois l’érudition des auteurs, leur talent littéraire et la richesse de vie intellectuelle de la communauté d’Alger sous la direction de ses rabbins. Ce travail sur les sépultures du cimetière juif de Saint-Eugène, s’inscrit dans la volonté de préserver la mémoire de la communauté algéroise et de ses spécificités. Le cimetière, très dégradé, fait l’objet d’un plan de sauvegarde lancé par l’Association des Amis des cimetières de Saint-Eugène/Bologhine. MA&GA

acseMonique et Guillaume Aboulker, MABATIM.INFO

[1] Isaac Bloch. Inscriptions tumulaires des anciens cimetières israélites d’Alger recueillies, traduites commentées et accompagnées de notices bibliographiques Paris, 1888 Librairie Armand Durlacher. Réédité par le Cercle de Généalogie juive. Paris 2008.
[2] Le rabbin Jacob Fitoussi, né à Tunis et émigré en Terre Sainte, fut envoyé à Alger pour y lever des fonds. Il y mourut en 1812.
[3] Le rabbin Joseph Seror fut talmudiste et dayan d’Alger au début du 18 siècle.
[4] Le rabbin Messaoud Guenoun fut Grand-Rabbin d’Alger à la fin du 17 siècle et est l’auteur de sermons au contenu philosophique.
[5] Ravina et Rav Achi furent deux maîtres du 5 siècle qui sont à l’origine de l’élaboration du Talmud de Babylone.
[6] Le cimetière juif d’Alger est situé à Bologhine (anciennement Saint-Eugène) au pied de la basilique Notre-Dame d’Afrique. Il s’étend sur 3,5 hectares et est mitoyen avec le cimetière chrétien. Il a été créé en novembre 1849 et succède au cimetière du Midrach qui a été recouvert en grade partie dans les années 1860. Les anciens grands-rabbins y furent transférés. En 1909 est inauguré le mausolée des Rabbanim (Ribach et Rachbats) puis le 13 novembre 1927 le Monument aux morts de la Grande Guerre.
[7] Le Rabbin Isaac bar Chechet Barfat (en hébreu : יצחק בר ששת ברפת), dit le Rivach (ריב”ש) (Valence, 1326 – Alger, 1408) fut un talmudiste et décisionnaire. Il fut une des autorités rabbiniques séfarades les plus importantes du Moyen-Âge. Il étudia à Barcelone avec Perez Hacohen, Hasdaï Crescas et surtout Nissim Gerondi (le Ran). Il dut fuir à Miliana puis à Alger du fait des persécutions de 1391. Il contribua, avec le Rachbats (Shimon ben Tsémah Duran 1361-1444), à l’essor intellectuel du judaïsme algérien. Sa tombe fut le lieu de nombreux pèlerinages jusqu’au départ des juifs d’Algérie en 1962. Ses 417 responsa font encore autorité.
[8] Moïse Gabisson fut un négociant mais également un érudit de la fin du 17 siècle.
[9] Jacob Temim fut rabbin à Alger au début du 18 siècle.

Un commentaire

  1. Merci Mme Aboulker pour ce court rappel à la mémoire du cimetière de St Eugène. Il sera sans doute très dur à la prochaine génération de maintenir le lien avec cet endroit. Aussi il est bon que ceux qui le peuvent témoignent et racontent.

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