Auschwitz au cœur d’une controverse russo-polonaise

Russie Pologne Auschwitz.jpgQuelques rappels

Le 27 janvier 1945, les soldats des 100e et 322e divisions de l’Armée soviétique arrivèrent aux portes du camp nazi d’extermination et de concentration d’Auschwitz-Birkenau, situé à proximité de la ville polonaise Oświęcim. Ils libérèrent quelques milliers de prisonniers, trop faibles pour suivre les autres, évacués de force par les Allemands. Ce n’était pas le premier camp où des soldats soviétiques pénétraient depuis l’été 1944 quand ils avaient passé la frontière et avaient commencé à combattre sur le territoire de la Pologne où les nazis avaient placé la plupart des camps de la mort. Ils avaient déjà vu les vestiges des camps de Treblinka, de Sobibor, de Bełżec[1], mais celui d’Auschwitz-Birkenau deviendra le symbole de la Shoah et la date de sa libération a une valeur toute particulière. Elle est devenue une journée internationale du souvenir de l’Holocauste, à l’initiative tout d’abord du Conseil de l’Europe en 2002, puis de l’Organisation des Nations unies, grâce à une résolution adoptée le 1er novembre 2005, qui fixait sa date de célébration au 27 janvier, date anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau.

Parallèlement, au début des années 2000 fut créé le Forum mondial de l’Holocauste, soutenu par une fondation établie par le milliardaire russe Viatcheslav Moshe Kantor, président du Congrès juif européen. Ce Forum commença aussi à organiser des commémorations qui, au fil des ans, semblaient même concurrencer les cérémonies annuelles organisées par le gouvernement polonais sur le site du camp. Il n’est pas inutile de préciser que Moshe Kantor est aussi un proche de Vladimir Poutine qui participa d’ailleurs au premier Forum mondial de l’Holocauste, organisé en 2005 à Cracovie[2] à l’occasion du 60ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. A côté du président russe il y avait alors une importante délégation israélienne, le vice-président des États-Unis Richard Cheney et évidemment le président polonais Aleksander Kwaśniewski, l’ancien membre du Parti ouvrier unifié polonais, qui entretenait d’ailleurs des relations fort correctes avec son homologue russe. C’était la dernière apparition de Poutine à Auschwitz.

Origine des tensions russo-polonaises

Depuis, quinze ans se sont écoulés pendant lesquels des tensions sont allées croissant entre la Russie et la Pologne, surtout à partir de l’annexion de la Crimée et la sécession des régions russophones de l’Ukraine (2014), suivies en 2015 par l’arrivée au pouvoir en Pologne du parti conservateur et nationaliste Droit et Justice (PiS), fondé en 2001 par les jumeaux Kaczynski[3].

Evidemment, le conflit entre ces deux pays ne peut pas se jouer sur un champ de bataille. Les deux adversaires ont choisi de s’affronter sur le terrain historique, en privilégiant les années 1920-1930 et la période de la Seconde guerre mondiale. Ici chacun peut formuler des griefs divers et variés envers l’autre. Remarquons qu’ils tentent aussi de remodeler l’image collective du passé à usage de politique intérieure afin de « lisser » certains événements et d’en mettre d’autres en valeur.

Vladimir Poutine accuse les dirigeants polonais des années 1930 d’avoir mené une politique pro-allemande et d’avoir pratiquement conclu un accord avec Hitler. Les Polonais, soutenus d’ailleurs par des pays d’Union Européenne, pointent le pacte germano-soviétique conclu en août 1939 qui précéda de quelques jours l’invasion de la Pologne par l’armée allemande. Ils reviennent aussi souvent sur les assassinats des officiers polonais à Katyn en 1940, reconnus d’ailleurs officiellement par Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine. A l’époque ils avaient transmis à la Pologne une bonne partie des archives qui ont permis d’établir les listes complètes des victimes, mais la Russie refuse toujours d’ouvrir les dossiers des organisateurs et des exécutants de cette tuerie de masse.

Pour mieux comprendre les positions de chaque camp, il faut faire un peu d’histoire. La Pologne, qui avait perdu son indépendance à la fin du XVIIIème siècle, la retrouva en 1918 à la suite du traité de Versailles, sur des territoires pris à l’Allemagne, à la Russie et à l’Autriche-Hongrie. D’ailleurs, pendant cette période, le pays devient multinational avec de fortes minorités (ukrainienne, tchèque, russe, allemande, lituanienne, juive) qui représentaient près d’un tiers de la population.

Durant les années 1920 la Pologne entretenait des rapports exécrables avec la plupart de ses voisins, et surtout avec la Russie bolchévique et l’Allemagne de la République de Weimar. En 1920 un conflit militaire l’a opposée d’ailleurs à la Russie ; la Pologne gagna cette guerre et put signer une paix qui lui était favorable et que la Russie se mit rapidement à contester[4]. Sur la frontière allemande, la Pologne arriva aussi à obtenir des gains territoriaux grâce aux trois insurrections de Silésie (1919-1920) qui aboutirent au plébiscite du 20 mars 1920, confirmant la prédominance de la population polonaise dans cette riche région industrielle[5].

Munich 1938

Pendant cette période, le chef de l’Etat polonais, le maréchal Pilsudski[6]souhaitait conclure des alliances avec la France et le Royaume uni, mais il était déçu par leurs politiques timorées envers l’Union Soviétique et l’Allemagne en qui il voyait toujours une menace. Néanmoins, la Pologne signa en 1932 un pacte de non-agression avec l’Union Soviétique et fit de même en 1934 avec l’Allemagne où le parti national-socialiste était déjà au pouvoir. D’ailleurs les dignitaires du régime nazi comme Goebbels et Goering sont venus à plusieurs reprises à Varsovie, encore du vivant de Pilsudski, et surtout après sa mort. Le ministre polonais des Affaires étrangères Józef Beck semblait souhaiter un apaisement dans les relations avec l’Allemagne. Cela devint surtout flagrant au moment des accords de Munich de 1938.

Nous savons tous qu’en septembre 1938 la Tchécoslovaquie a été démembrée avec l’accord tacite de la France et de la Grande-Bretagne, tandis que la Pologne refusait à l’Union Soviétique, qui était prête à défendre militairement la Tchécoslovaquie, l’autorisation de passer par son territoire. D’autre part, profitant de l’intervention allemande, les Polonais et les Hongrois purent s’emparer les uns et les autres d’un morceau de la Tchécoslovaquie.

Ainsi le 2 octobre 1938 la Pologne occupa une partie de la Silésie tchèque, sous prétexte de protéger sa minorité polonaise. Grâce à ces gains territoriaux la Pologne et la Hongrie ont pu avoir une frontière commune, comme pour illustrer le vieux proverbe polonais qui affirme que les Polonais et les Hongrois sont des cousins[7].

Le président Poutine accuse aussi les Polonais d’être des antisémites notoires et il prend comme exemple Józef Lipski, l’ambassadeur de Pologne en poste à Berlin à l’époque, et il affirme avoir trouvé des preuves grâce aux renseignements des espions soviétique basés en Allemagne avant la guerre. Ce monsieur, paraît-il, aurait soutenu l’idée de certains nazis d’expulser des Juifs polonais en Afrique et il aurait envisagé d’ériger un monument à la gloire d’Hitler, si jamais un tel projet aboutissait. Poutine l’a qualifié de « crapule antisémite » ce qui a provoqué un scandale diplomatique et l’ambassadeur russe à Varsovie, Sergueï Andreev a été convoqué au ministère polonais d’Affaires étrangères pour « un entretien dur mais correct » ! Le président russe affirme aussi que pendant la guerre, des Polonais ont participé à la persécution de Juifs. Évidemment ce n’est pas un « scoop », mais ces dernières années les Polonais sont devenus très susceptibles sur ce point et ils préfèrent mettre en valeur leurs Justes, en occultant de nombreuses personnes qui participèrent aux crimes du côté des nazis[8].

Jérusalem Janvier 2020

D’ailleurs le 23 janvier 2020, à Jérusalem au Yad Vashem, lors de la commémoration du 75ème anniversaire de la libération d’Auschwitz-Birkenau, Vladimir Poutine est resté sur les mêmes positions, mais en utilisant, évidement, un langage plus châtié. Ainsi le président russe tente-t-il d’utiliser aujourd’hui la mémoire de la Shoah avec tous les moyens dont il dispose contre la Pologne qui, de son côté, essaie depuis quelques années de combattre son image négative dans le monde.

Comme j’ai pu suivre, grâce à une chaîne russophone d’Israël toute la cérémonie qui a duré pratiquement toute la journée, je ne peux que constater que dans ce match le président russe semble l’avoir emporté. Le 23 janvier il semblait être l’hôte le plus important par rapport aux autres chefs d’État ou les personnalités comme le prince Charles d’Angleterre, qui n’ont même pas assisté aux commémorations du matin. Cette partie était dédiée au blocus de Léningrad et lors de ce moment, le Président russe et le Premier ministre israélien ont inauguré un monument en l’honneur des nombreuses victimes de ce siège de 1941 à 1944, parmi lesquels il y avait d’ailleurs le frère aîné de Poutine.

La libération d’Auschwitz-Birkenau a été évoquée pendant la deuxième partie de cérémonie à laquelle (enfin !) ont assisté les autres délégations étrangères, à l’exception du président polonais Andrzej Duda qui n’a pas souhaité venir à cette commémoration, car il n’a pas été invité à prononcer un discours, contrairement au vice-président des Etats-Unis, aux présidents français et allemand et au premier ministre israélien. Ainsi Andrzej Duda préférera assister à la commémoration du 27 janvier sur le site de l’ancien camp où d’ailleurs les discours les plus importants ont été prononcés non pas par des dignitaires, mais par d’anciens prisonniers.

De plus, pendant la cérémonie, on a présenté des vidéos avec des documents iconographiques qui contenaient des erreurs grossières, comme par exemple la carte qui semblait suggérer que la conquête de l’Europe par l’Allemagne nazie n’avait commencé qu’en 1942, ou encore une autre carte montrant les territoires polonais envahis par l’URSS en 1939 comme appartenant à la Biélorussie indépendante qui n’existait pas à l’époque, ou la Tchécoslovaquie qui semblait intacte malgré le dépeçage de Munich… Le pacte germano-soviétique fut passé aux oubliettes, les crimes de Katyn ne furent pas évoqués, comme d’ailleurs l’agression de l’URSS contre la Finlande et les États baltes en 1939-1940.

A cause de toutes ces inexactitudes historiques, trois jours après la cérémonie, l’Institut Yad Vashem présentait ses excuses, en reconnaissant des erreurs et une présentation partiale des faits historiques. C’est le moins qu’on puisse dire …

En attendant, autant que je puisse en juger par l’agressivité des médias polonais et russes, la polémique n’est pas épuisée, elle risque même de rebondir en mai de cette année lors des commémorations de la fin de la Seconde guerre mondiale. AS

Ada ShlaenAda Shlaen, MABATIM.INFO

[1] Les camps de Treblinka, de Sobibor, de Bełżec ont cessé d’exister en 1943 et les Allemands ont essayé d’effacer les traces de leurs crimes en brulant les documents, les baraquements et même en plantant des arbres. Seulement à partir des années 1960 commence une action mémorielle.
[2] La distance entre Cracovie et Auschwitz-Birkenau est de 65 kilomètres.
[3] Lech et Jaroslaw Kaczynski sont nés le 18 juin 1949. Lech, était le Président de la Pologne de 2005 jusqu’à sa mort dans un accident d’avion qui se rendait à Katyn le 10 avril 2010. Jaroslaw reste à la tête du parti Droit est Justice qui est arrivé au pouvoir en 2015.
[4] La paix de Riga, signée en 1921 reconnaissait à la Pologne une forte indemnité de guerre et une extension considérable de ses frontières à l’est, qui répare les annexions effectuées lors des trois partages de la Pologne par la monarchie de Habsbourg (avec les régions de Lemberg, aujourd’hui Lviv en Ukraine) et par l’Empire russe (régions de Volhynie et de Podlésie).
[5]Les trois insurrections de Silésie avaient lieu entre 1919 et 1921. Elles étaient dirigées contre la République de Weimar qui administrait cette région de mines de charbon.
[6] Józef Pilsudski (on prononce Youzef) (1867-1935) peut être considéré comme le principal homme d’État polonais d’entre les deux guerres mondiales.
[7] En 1945 ces territoires seront rendus à la Tchécoslovaquie.
[8] D’après le site de Yad Vashem il y a actuellement 27362 personnes, reconnues comme Justes parmi les Nations. Les Polonais étant les plus nombreux : 6992, ensuite il y a les Hollandais : 5778, les Français sont 4099.

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