Les origines du mythe identitaire de la Mulâtresse Solitude

Un « Jardin Solitude » vient d’être inauguré à Paris le samedi 26 septembre 2020, Place du général Catroux, dans le 17e arrondissement. Une statue de l’héroïne guadeloupéenne y sera installée dans l’avenir. Il n’est pas rare qu’un personnage littéraire devienne symbole au point de laisser des traces dans l’espace. On visite bien le château d’If à Marseille, où fut enfermé Edmond Dantès, « Le comte de Monte Christo », né sous la plume d’Alexandre Dumas. La statue de la petite Sirène du conte de Hans Christian Andersen est devenue près du port le symbole de la ville de Copenhague, et combien de touristes viennent admirer Notre-Dame après avoir vu la comédie musicale tirée du roman de Victor Hugo : Notre-Dame de Paris,ou bien visitent Montmartre pour y retrouver Amélie Poulain ? Mais il est rare sinon inédit qu’un personnage de roman devienne héros national et que sa biographie inventée entre dans l’imaginaire international et s’inscrive dans l’espace comme étant celle d’un personnage historique bien réel. C’est ce qui est arrivé à André Schwarz-Bart, l’auteur en 1972 de La Mulâtresse Solitude. Soucieux d’offrir aux Antillais un personnage emblématique et exemplaire de ce que fut le destin des esclaves déportés d’Afrique et asservis dans la France d’Outre-mer, (tout comme il l’avait fait pour son peuple, les Juifs d’Europe de l’est, avec son roman devenu Prix Goncourt 1959 : Le dernier des Justes), André Schwarz-Bart créa une héroïne dans l’espoir que les descendants d’esclaves puissent fièrement s’identifier à elle. Il emprunta son nom à Louis Lacour, un blanc créole magistrat et historien, seule source connue mentionnant en quatorze lignes une mulâtresse bien réelle nommée Solitude, combattant avec les insurgés, surveillant des prisonnières blanches au camp de Palerme et condamnée à mort après avoir accouché. Lacour la mentionne pour sa férocité et dit qu’elle est le mauvais génie des rebelles. Mais nul historien n’a retrouvé la trace de la vraie Solitude restée inconnue et sans mention dans l’état-civil.

Plus tard, en 1921, le journaliste et écrivain antillais Oruno Rosny Lara emprunte à Lacour le récit du fort de Dolé et mentionne la mulâtresse Solitude comme une « femme héroïque » dans sa Guadeloupe dans l’histoire. Il écrit (p. 131) :
« Ces femmes furent sublimes. Elles fanatisaient les hommes, décuplaient leur courage, montraient autant de bravoure qu’eux, et mourraient, comme eux. […] L’une de ces femmes héroïques, la mulâtresse Solitude, allait être mère ; elle participa à tous les combats au poste de Dolé ; arrêtée ensuite et emprisonnée, elle fut suppliciée dès sa délivrance le 29 novembre 1802. On comprend qu’avec une telle exaltation, le combat du 12 mai dut être héroïque »

Oruno Oruno Rosny Lara (Pointe-à-Pitre 30 janvier 1879-1924), LA GUADELOUPE DANS L’HISTOIRE : La Guadeloupe physique, économique, agricole, commerciale, financière, politique et sociale de 1492 à 1900. Une nouvelle édition a paru en 1999, chez L’Harmattan, avec un avant-propos de son petit-fils, Oruno Denis Lara, dans la collection : Monde Caraïbes.
André Schwarz-Bart ne retient pas la barbarie de la vraie Solitude dépeinte par Lacour, il place une citation d’Oruno Lara en exergue de son roman, après la page de titre, et il crée autour du nom de Solitude, si symbolique pour un écrivain, (un nom d’ailleurs courant aux Antilles comme patronyme ou toponyme), un personnage qui lui a vite échappé. Statues, rues, écoles, dispensaires (et désormais un jardin à Paris) portent le nom de l’héroïne éponyme de son roman : La Mulâtresse Solitude. Aujourd’hui le discours officiel, les guides touristiques, les enseignants, parlent de Solitude comme d’un personnage historique et égrènent sa biographie sans se douter qu’elle est née dans l’esprit d’André Schwarz-Bart. C’est pourtant lui qui imagine une mère africaine, Bayangumay, déportée en Guadeloupe, violée par un marin, rebaptisée Bobette, qui donne naissance à une petite Rosalie devenue esclave de maison. C’est lui qui calque les tribulations et les malheurs de l’enfant Rosalie (surnommée Deux-âmes mais qui se donne à elle-même le nom de Solitude) sur ceux des milliers d’anonymes asservis, torturés, opprimés et sur les rebelles marrons, les combattants armés contre le rétablissement de l’esclavage. C’est lui qui imagine et qui décrit son exécution, quand elle a donné naissance à une petite Louise, mère d’Hortensia, mère de Mariotte, l’héroïne du Plat de porc aux bananes vertes paru en 1967, roman où Solitude apparaissait déjà.
Pourtant le déni ou l’ignorance du véritable auteur de Solitude remontent loin. Déjà peu après la parution du roman de 1972, une personnalité bien connue en Guadeloupe se présenta au domicile des Schwarz-Bart pour réclamer à André les documents sur lesquels il s’était basé pour écrire la biographie de son héroïne Solitude. Il considérait que ces documents « volés » devaient être restitués à la nation qui en était la juste propriétaire. André Schwarz-Bart ne réussit pas à le convaincre qu’il n’avait utilisé aucun autre document que des témoignages historiques sur l’esclavage et sur la rébellion, qu’il avait alors placé au centre des situations et des événements vécus par des millions de ses compatriotes bien réels une héroïne de papier, devenue le symbole de l’héroïsme et de la dignité de son peuple. J’ai pourtant interrogé moi-même nombre de Guadeloupéens âgés pour leur demander s’ils avaient entendu parler dans leur enfance d’une héroïne nommée Solitude. Nul ne l’avait connue. Elle n’apparaît dans l’imaginaire antillais que peu à peu, à la fin des années 70 et surtout à la fin des années 90. En 1999, une statue de Solitude est inaugurée au 1 bd des Héros aux Abymes et en 2007 puis en 2009, on parle de faire entrer Solitude au Panthéon. Sur la scène, Patrick Chamoiseau adapte dès 1976 le roman d’André Schwarz-Bart pour en faire une pièce de théâtre, jouée uniquement à Lille et au Festival d’Avignon et en 2009. Paskal Vallot fait jouer en Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre, une comédie musicale intitulée : Solitude la maronne, expressément adaptée du roman de Schwarz-Bart. Pourtant lorsqu’on associe ici ou là à Solitude l’écrivain blanc qui vécut trente ans en Guadeloupe, connu surtout là-bas comme l’époux de Simone Schwarz-Bart, modèle des femmes antillaises, universellement reconnue comme grand écrivain, c’est au mieux pour inclure André dans une série d’artistes et de créateurs qui ont rendu hommage à Solitude.
Près de cinquante ans après la parution du roman, il est peut-être temps que soit reconnue la contribution de son auteur, juif de surcroît (et ce n’est pas un hasard puisqu’il voulait lutter par la plume contre la persécution et la déshumanisation des peuples victimes d’infâmants préjugés), lauréat en 1972, à la fois pour Le dernier des Justes et pour La Mulâtresse Solitude, du Prix de Jérusalem pour la Liberté de l’Homme dans la Société. Dans ses notes, André Schwarz-Bart se désolait de la concurrence des mémoires. Il croyait et œuvrait pour une solidarité des mémoires, reconnaissant non l’identité mais la contiguïté des destins de peuples opprimés et cependant résistants et survivants. Les chercheurs antillais, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, la Ville de Paris et tous ceux qui honorent Solitude devraient aujourd’hui honorer aussi son auteur, créateur d’une héroïne de roman devenue selon son vœu symbole bien réel de la lutte des femmes et des noirs pour la liberté et pour la reconnaissance de leur dignité. Ce n’est pas sans une ferveur mêlée de malice qu’André Schwarz-Bart plaça en exergue du premier roman publié du cycle de la Mulâtresse Solitude (Un Plat de porc aux bananes vertes, p. 4) une phrase de son ami Henri Bangou qui écrivait en 1960 dans Une Histoire de la Guadeloupe : « Un jour viendra où la Guadeloupe retrouvera son âme en honorant la mémoire de ses héros ». FK♦

Prof. Francine Kaufmann, MABATIM.INFO
Université Bar-Ilan, Israël
Chercheur et spécialiste de l’œuvre d’André Schwarz-Bart
Voir également :
Quand la légende devient l’histoire, par Simone Schwarz-Bart
Votre article contient de précieuses informations ainsi qu’ un rappel salutaire du rôle d’André Schwarz-Bart dans la création du « mythe de Solitude ». Félicitations et merci !
Il nous rappelle que des personnages de papier peuvent non seulement échapper à leur créateur et devenir symboles universels d’un combat ou d’une cause, mais également que l’ingratitude le dispute parfois à l’amnésie pour dépouiller un écrivain de sa paternité. Le pire est sans doute que, dans le cas présent, cette amnésie ne soit pas accidentelle : « intersectionnalité » et « convergence des luttes », indigénisme et racialisme, concurrence mémorielle et haine des « sionistes » c’est-à-dire des Juifs (selon Martin Luther King lui-même) pouvaient-ils s’accommoder de ce qu’un Juif survivant de la Shoah et auteur mondialement connu pour son roman sur ce thème puisse être l’inventeur du symbole de la résistance des esclaves noirs ? La réponse se trouve dans ce qui a été passé sous silence lors de l’inauguration du « Jardin Solitude ».
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