Yom Hashoah 2023 – La mandoline

[17 avril 2023]

Il y a une dizaine d’années, un groupe de jeunes décida de renouveler la commémoration de Yom Hashoah en organisant des réunions familiales, des réunions entre voisins, amis où chacun apporterait son expérience de survivant ou, le plus souvent maintenant, d’enfant de survivant.

La première se tint dans leur salon et c’est ainsi que naquit זיכרון בסלון (Zikaron baSalon) ou textuellement : Souvenir dans un salon.

Une décennie plus tard, Zikaron BaSalon est devenue une nouvelle tradition israélienne, avec des millions d’hôtes, de participants et d’orateurs, certains connus, d’autres pas du tout, qui viennent transmettre leur expérience, leurs souvenirs et surtout répondre aux questions. Cette tradition a aussi commencé à se développer dans les communautés de la Diaspora, en particulier aux États-Unis et au Canada.

C’est ainsi que Mordekhaï Chechanover a raconté son histoire, une histoire de survie, remplie d’instants au cours desquels il aurait dû logiquement mourir et il survécut.

Je suis né il y a 100 ans en Pologne dans une petite ville nommée Makow Mazowietczky, dans une famille de musiciens. Ma mère jouait du piano, ma grande sœur Rivka du violoncelle, la petite Hannah du violon et moi de la mandoline. Mon père était un érudit en Talmud, mais ma mère avait eu une éducation très moderne, elle avait le baccalauréat et écrivait couramment l’allemand et le russe. J’étais dans une école sioniste où on ne parlait que l’hébreu même si à la maison c’était le yiddish qui dominait.

Je rêvais d’Eretz Israel, mais ce n’était qu’un rêve, car le prix des billets et des visas était trop cher : toute une famille pouvait vivre un an pour le prix d’un seul visa…

Le 5 septembre 1939, les Allemands rentrent dans la ville.

(Ce lapidarium est le seule signe d’une présence juive disparue. Photo Remy Lemanczyk)

Les Juifs sont aussitôt envoyés aux travaux forcés et font face aux persécutions et à la violence.

J’avais 17 ans et j’ai dû casser des cailloux pour paver les routes. Nous n’avions que très peu à manger aussi la nuit j’allais voler ce que je pouvais dans les champs ou les jardins des non-juifs.

En décembre 1940, les Juifs sont enfermés dans le ghetto :

Nous étions trois familles dans une pièce, la famine et le manque d’eau potable et les infections commencèrent à tuer. J’enlevais mon étoile jaune et sortais du ghetto mendier de la nourriture. Je réussissais parfois à obtenir quelques tranches de pain et pommes de terre. J’ai eu beaucoup de chance, car la plupart de ceux qui sortaient du ghetto étaient aussitôt tués. Je ne pensais qu’à manger, j’y pensais tout le temps. Mon rêve : m’asseoir à une table pleine de tranches de pain et qu’on me dise : tu peux manger autant que tu veux !

Le 8 novembre 1942 le ghetto est démantelé et les Juifs encore vivants sont envoyés à Auschwitz. Le voyage dure jusqu’au 10 décembre. Sur 3000 Juifs qui descendent vivants du train, seuls 420 hommes sont autorisés à entrer dans le camp. Les autres, personnes âgées, ainsi que toutes les femmes et les enfants sont directement conduits aux chambres à gaz.

C’est ainsi que disparaissent en fumée sa mère et ses deux sœurs.

À partir de ce moment Mordekhaï n’aura plus de nom, il sera le numéro 81434.

Son père est envoyé il ne sait où et il reste seul. Mais il reçoit une aide inattendue : il est reconnu par d’anciens voisins qui ont réussi à voler du sucre et même de la vitamine C, prise aux Allemands, et qui partagent leur trésor avec lui.

Un jour, alors qu’il est dans un groupe de travail, il entend un S.S. crier : On a besoin d’un prisonnier !

Pourquoi ai-je levé la main sans réfléchir ? Était-ce un signe de Dieu qui me montrait le chemin ? Je me portais volontaire et je sortis rejoindre le groupe qui se trouvait à côte des S.S. et à ma grande surprise, je partis dans le camp des femmes pour boucher les fentes des tuiles des baraques.

À côté de ce que j’avais vécu, c’était un travail facile.

Il se lie d’amitié avec un jeune prisonnier polonais qui lui déclare que la résistance polonaise a décidé de le recruter. Pourquoi lui ?

— Tu n’as pas l’air juif, tu parles polonais comme un Polonais et allemand comme un Allemand et en plus tu as des amis au Sonderkommando1 qui peuvent nous être utiles.

J’ai donc continué à réparer les toits mais en plus, je relayais des messages d’un camp à l’autre pour la résistance polonaise…

À quelques-uns, nous avions réussi à nous procurer une paire de tefilin2. Chaque matin je les mettais, récitais deux bénédictions et les passais au suivant. Ça aussi nous a aidé à survivre.

En octobre 1944, après la révolte du Sonderkommando, Mordekhaï est envoyé dans un autre camp, au Stutthof3 où il travaille dans une usine d’armement.

Un jour, il entend le son d’une mandoline. Il se précipite : un prisonnier danois est là qui joue milieu des baraques…

Je m’approchais de lui et je lui demandais si je pouvais la lui emprunter. Je jouais des chansons russes et ce fut pour moi et mes compagnons comme si, l’espace d’un moment, la guerre, les souffrances et les privations n’existaient plus. Un kapo qui se tenait à côté de la baraque me dit : Si tu joues comme ça tous les soirs, tu auras de la soupe en plus.

Mais la guerre n’est pas finie et Mordekhaï est envoyé à Bergen-Belsen d’où il sera libéré par les troupes anglaises :

Je ne pesais plus que 31 kg et je n’ai même pas compris que j’avais été libéré.

Après un séjour à l’hôpital, il part vers le sud de l’Allemagne :

Aller vers le Sud c’était me rapprocher d’Eretz Israel ! Je commençais à revivre. J’arrivais à Munich quand parmi tous les réfugiés, je rencontrais un ami d’enfance qui me dit : Tu sais que ton père est vivant ?

En septembre 1945, Mordekhaï, son père et trois de ses cousins réussissent malgré leur piteux état à embarquer à Bari en tant que volontaires dans l’armée britannique. Leur but rallier Ismaïlia en Égypte et continuer en train pour la Palestine. Il y arriveront sans se faire arrêter et envoyer dans un camp d’internement.

Mordekhaï participera à la guerre d’Indépendance dans le bataillon Alexandroni4.

(Mordekhai Chechanover au milieu de ses camarades pendant la guerre d’Indépendance. Photo Yad Vashem)

En 1950 il épousera Dvora. Ils auront deux filles, des petits-enfants et arrière-petits-enfants.

(Photo Yad Vashem)

À partir des années 90, il fera régulièrement partie des délégations israéliennes en Pologne et donnera des conférences en hébreu, polonais et allemand :

Les témoins meurent, nous sommes les derniers et bientôt il n’y aura plus que des livres et des films. Je me dois de raconter jusqu’au bout…

(Mordekhaï Chechanover là où se trouvait le camp d’extermination de Treblinka, et ou ont été érigées des stèle à la mémoire des communautés disparues. Il se tient près de la pierre où est gravé le nom de sa communauté, la communauté de Makow Mazowiecki, 2001. photo Yad Vashem).

C’est ainsi qu’il raconta son histoire lors d’une session de Zikaron baSalon à laquelle participaient les chanteurs-compositeurs Harel Skaat, Yonathan Razel et Gay Mazig.

Impressionnés par ce qu’ils avaient entendu, ils décidèrent d’écrire ce qui les avait le plus ému : l’un avait été marqué par la main de Dieu qui montre le chemin, l’autre par le numéro sur le bras, le troisième par la recherche du père, mais tous les trois se souvenaient en particulier de cet épisode incongru, de cette mandoline sortie de nulle part, dans une histoire qui se passait dans le camp d’extermination du Stutthof.

Et c’est ainsi qu’ils vinrent tous trois fêter le centième anniversaire de Mordekhaï avec en cadeau ce chant : le chant du numéro 81434 :

81434
זה אני, מחפש את אבא
מי יפסיק ומי ימשיך לצעוד
ילד לך, רק אל תעמוד
אני חי בין מטה למעלה
לא עוצר, ממשיך ללכת הלאה
עוד שורה של אנשים ברחוב
הם הולכים ולא הלוך ושוב
בוחר חיים מתחנה לתחנה
רעשים הופכים למנגינה
אצבעות שבורות ואמונה
מנגן על מנדולינה ישנה
מתקרב אל סוף כל כך ידוע
לא מבין ולא שואל מדוע
מתנדב מרים יד באוויר
תשאיר אותי, אבא רק תשאיר
אני כאן, ברוך השם נשארתי
הוא נתן, אני זה שלקחתי
ובמקום לשכוח רק זוכר
המספר איתי להישאר
בוחר חיים מתחנה לתחנה
רעשים הופכים למנגינה
אצבעות שבורות ואמונה
מנגן על מנדולינה ישנה

Je suis le numéro 81434
Je cherche papa,
Qui s’arrêtera et qui continuera à marcher?
Mon enfant, marche ! Ne t’arrête pas
 !
Je vis entre désespoir et espoir
Ne t’arrête pas, continue à marcher !
Une autre file de gens dans la rue,
Ils s’en vont et ne reviennent pas… Choisis la vie d’étape en étape, Les bruits deviennent mélodie, Les doigts brisés mais confiant Je joue sur une vieille mandoline Je suis bien près de la fin, c’est évident.
Je ne comprends pas et ne demande pas pourquoi
Me porte
volontaire, lève la main en l’air,
Laisse-moi, papa, laisse-moi juste cette fois
 !
Je suis là, Dieu merci, j’ai survécu
Il a donné, j’ai pris
Au lieu d’oublier, souviens-toi !
Le numéro restera avec moi

Choisis la vie d’étape en étape,
Les bruits deviennent mélodie,
Les doigts brisés mais confiant
Je joue sur une vieille mandoline

Ce soir débutera le Yom Hashoah vehaGuevoura, le jour de l’anéantissement et de l’héroïsme : Vous pourrez suivre sur la vidéo ci-dessous la cérémonie officielle à Yad Vashem à partir de 20 h, heure israélienne (19 h en France) :

À bientôt, HB♦

Hanna, Boker Tov Yerushalayim


1 Sonderkommando : https://www.sonderkommando.info/

2 Tefilin : תפילין Phylactères en français : deux petits boîtiers cubiques contenant quatre passages bibliques et attachés au bras et à la tête par des lanières de cuir, ils sont portés lors de la prière matinale

3 Stutthof : le camp d’extermination du Sutthof se trouvait à côté de la ville de Danzig, Gdansk actuellement

4 La brigade Alexandroni a combattu dans les batailles de « l’opération Danny » (Ramleh-Lod), s’est battue pour conquérir Tantura (le long de la plaine côtière) et a pris part à un certain nombre de batailles sur le front sud et à Ein Gedi. La contribution la plus importante de la brigade a été l’élargissement de nos frontières dans la région d’Arad et de la mer Morte tout en stabilisant la frontière sud-est de l’État d’Israël : Elle s’illustrera pendant toutes les guerres d’Israël : https://www.alexandroni.co.il/en/66/

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Un commentaire

  1. Merci pour cette histoire touchante qui m’a émue, quelle endurance et quelle force dans ces épreuves terribles… Belle initiative que ce partage des histoires au salon !

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