Evgueni Evtouchenko : « En Russie, un poète est plus qu’un poète »

evgueni-evtouchenko.jpgEvgueni Evtouchenko : 18 juillet 1932 – 1 avril 2017

Par Ada Shlaen*

La poésie occupe une place très importante et bien particulière dans la vie des Russes. Il serait insuffisant de dire qu’ils l’aiment, je pense qu’ils la vivent d’une manière très intense et intime. Et dans des moments difficiles, lorsque le pays traverse une crise, en temps de guerre, il n’est pas rare d’observer un renouveau poétique avec l’apparition d’une pléiade de jeunes auteurs qui jouissent alors d’une immense popularité.

Moscou années 1950-60 : le « dégel »
Si nous pouvions faire un voyage dans le passé et nous retrouver à Moscou dans les années 50 et 60 du siècle passé, juste après la mort de Staline (1953), nous pourrions assister à de nombreux récitals poétiques qui avaient lieu dans des lieux, devenus légendaires, comme le Musée Polytechnique ou le monument de Vladimir Maïakovski. C’étaient alors des lieux de rassemblements pour des lectures publiques où des spectateurs se comptaient par milliers. Ils écoutaient, fascinés, ces auteurs, représentants de la nouvelle génération. Ils croyaient, très naïvement, qu’il était possible de changer l’ordre établi dans le pays, non seulement par des réformes, mais aussi par des mots qui devaient réveiller des consciences.

Rapidement parmi ces nombreux et talentueux jeunes, trois poètes se détachèrent et furent considérés comme les chefs de file de cette période, connue sous le nom de « Dégel ». Leurs noms allaient être bientôt sur toutes les lèvres en Union Soviétique et même au-delà les frontières : Bella Akhmadoulina, (1937-2010), Andreï Voznessenski (1933-2010) et Evgueni Evtouchenko (1932-2017).

Le (vrai !) couple Bella Akhmadoulina – Evgueni Evtouchenko
Bella Akhmadoulina et Andreï Voznessenski nous ont quittés en 2010. Il y a quelques jours Evtouchenko, qui était très proche d’eux, est parti à son tour. Bella Akhmadoulina et Evgueni Evtouchenko étaient mariés à l’aube des années 60, nous trouvons dans leurs œuvres respectives des beaux poèmes d’amour qui datent de cette période[1].

Bella Akhmadoulina
Bella Akhmadoulina

Fonctionnaire de la littérature
Evgueni Evtouchenko était originaire de la région d’Irkoutsk, il né dans une petite ville qui s’appelle « Zima » et ce nom signifie : l’Hiver. Après des études assez chaotiques, il débuta en 1949, à l’âge de 17 ans en faisant paraître un poème dans un journal provincial. À l’âge de vingt ans, en 1952, il publiait son premier recueil, qui lui permit de devenir le plus jeune membre de l’Union des Écrivains Soviétiques. Alors il prit la voie pour devenir un fonctionnaire de la littérature, fidèle à la ligne du parti, prêt à chanter les louanges des dirigeants, et surtout de Joseph Vissarionovitch Staline !

Mais tout va changer le 5 mars 1953 avec la mort du « Guide suprême ». Après le XXème Congrès du Parti Communiste (1956), une nouvelle génération apparaît qui demande des changements immédiats et profonds. Ils étaient nés dans les années 30 et bien souvent des membres de leurs familles se sont retrouvés dans le Goulag, suite aux vagues de purges successives. En ce qui concernent Evtouchenko, se parents échappèrent aux persécutions, mais habitant une ville de Sibérie, il côtoyait des anciens prisonniers en relégation dont il parle dans son poème « Zima », qui est le nom de sa ville natale et de plus signifie « l’hiver ». Tout au long de sa vie, Evtouchenko était très sensible aux événements du présent, à l’actualité. Il avait un sens de l’histoire extrêmement développé, parfois même au détriment du sens de la langue. Il sentait son époque d’une manière exceptionnelle et pour cette raison, est devenu un symbole des années soixante.

*** Lire les articles d’Ada Shlaen ***

Alors il devint vraiment très populaire, non seulement en Union Soviétique mais aussi dans le monde. Il lisait ses poèmes dans des stades et des universités, il rencontrait des présidents et des cosmonautes, son autobiographie fut éditée en 1964 en France, en Angleterre et aux États-Unis.

Babi Yar
Evgueni Evtouchenko
se définissait surtout comme poète, mais il était aussi romancier, journaliste, acteur, metteur en scène. Pour lui rendre hommage, j’aimerais rappeler son poème Babi Yar, dont la publication en 1961 devint un événement très important, voire légendaire.

Babi Yar Anatoli Kouznetsov,En été 1961 il rendit visite à son camarade de l’Institut littéraire, Anatoli Kouznetsov,
originaire de Kiev qui écrivait alors son roman « Babi Yar »[2]. Ils se rendirent ensemble sur le site du massacre où pendant la guerre les Allemands avaient fusillé plusieurs milliers de Juifs (d’après le décompte officiel : 33771). Evtouchenko savait qu’il n’y avait pas de monument, mais il ne s’attendait pas à y trouver une décharge[3].

Le 16 septembre 1961 dans la salle bondée de l’amphithéâtre du Musée Polytechnique il déclama un poème dont le titre même « Babi Yar » explosait comme une bombe :

Babi Yar

« Sur le ravin de Babi Yar, il n’y a pas de monument.
La pente raide y tient lieu de plaque funéraire.
Je suis effrayé.
J’ai aujourd’hui l’âge
Qui est celui du peuple juif.

Il me semble que Dreyfus
C’est moi !
Les petit-bourgeois
Sont ceux qui me dénoncent et jugent.

Il me semble que l’enfant de Bialystok
C’est moi !
Sang jaillissant, répandu sur les sols,
Des patrons de tavernes enragés contre moi
M’empestent de leur puanteur mêlée de vodka et d’oignon.
À coup de bottes je suis assommé, gisant, à bout de force.
J’implore en vain la populace en plein pogrome.

Sous le cri obtus
« Mort aux Juifs » et « Sauvons notre Russie »!
Le camelot viole ma mère.

Il me semble
Que je suis Anne Frank,
Transparente
Comme la branche en avril.

Sur Babi Yar bruissent les herbes folles,
Les arbres sont menaçants,
Tels des juges.
Tout ici hurle en silence,
Et je sens ma tête nue
Blanchir lentement.
Et je suis moi-même
Un immense cri silencieux,
Sur les milliers de milliers d’enterrés.
Je suis
Chaque vieillard fusillé ici.
Je suis
Chaque enfant qu’on a abattu.
Rien en moi
Ne pourra l’oublier !
… »

Dans ce poème, l’auteur s’identifie au peuple juif, à sa longue histoire des persécutions. En Union Soviétique, où à peine dix ans plus tôt, on fusillait les membres du Comité Antifasciste Juif, il accomplissait un acte courageux qui lui sera d’ailleurs reproché par des officiels. Ce poème, un peu emphatique, était surtout important en tant qu’événement historique. En Union Soviétique de l’époque, pour la première fois, il était dit à haute voix qu’à Babi Yar on a anéanti non seulement « des civils soviétiques » (selon la formulation de la propagande omniprésente), mais des Juifs qui étaient morts parce que Juifs.

Le poème fut publié le 19 septembre 1961 dans le Journal littéraire, organe officiel de l’Union des Écrivains Soviétique avec un tirage qui avoisinait un million d’exemplaires. Mais l’antisémitisme d’État était toujours vivace et le rédacteur en chef, Valeri Kossalapov, fut limogé dès le lendemain.

Le compositeur Dimitri Chostakovitch lut l’œuvre le jour de sa parution et s’en inspira pour sa Treizième symphonie, exécutée pour la première fois en décembre 1962 au Conservatoire de Moscou, déclenchant les ovations du public.

Le Babi Yar fut également lu à l’étranger. A Paris dans la salle bondée du TNP Jean Vilar a lu la traduction et cette soirée devint un événement exceptionnel. Le poème fut traduit en 75 langues.

La rupture
Pendant quelques années Evtouchenko devint un nouveau visage plus humain, plus libre de l’Union Soviétique, ce qui d’ailleurs lui était reproché assez souvent. Mais la rupture définitive n’était pas loin et en 1968 quand les chars soviétiques occupèrent Prague, le point de non-retour était atteint. Il écrivit alors un poème d’une rare violence : « Les chars roulent à travers Prague ». Il dira plus tard que c’était un des rares moments de sa vie où il avait envisagé le suicide.

Tout logiquement, il accueillit très favorablement l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, mais assez vite devint beaucoup plus critique envers le régime de ses successeurs. D’ailleurs, depuis 1991, il vivait aux États-Unis où il enseignait à l’université de Tulsa dans l’état d’Oklahoma. Il continua de voyager, rencontrait ses nombreux admirateurs, en 2014 j’ai pu l’écouter lors d’une soirée à l’Unesco. Il avait beaucoup vieilli, mais dès qu’il commençait à déclamer ses vers, il retrouvait sa gestuelle et sa voix d’antan.

Retour en Russie
Evtouchenko vécut une longue vie, il a écrit beaucoup de très beaux poèmes. Il y a des vers sublimes, dédiées aux femmes aimées ou encore à la nature de la Russie, qu’il défendait farouchement.

Avec sa mort l’époque des années soixante, si courte et si importante, s’éloigne encore plus de nous.

Maintenant il va retourner pour toujours en Russie ; dans ses dernières volontés il a exprimé le souhait d’être enterré au cimetière de Peredelkino où il avait vécu pendant plusieurs années en précisant qu’il voulait que sa tombe soit à côté de celle de Boris Pasternak. AS♦

[1] Il existe dans l’édition Buchet –Chastel un recueil de traduction de Bella Akhmadoulina par Christine Zeytounian-Beloüs

[2]
Ce roman avec des coupures très importantes fut publié seulement en 1966 dans la revue Younost. Anatoli Kouznetsov fut alors très durement critiqué dans la presse soviétique. Désespérant de pouvoir publier le manuscrit complet, il émigra à Londres en 1969.
Ada Shlaen[3] Le premier obélisque à Babi Yar fut érigé en 1966, (toutefois sans indiquer les victimes juives). Le 27 septembre 1991, pour le 50ème anniversaire du massacre, on installa une Menorah en mémoire des Juifs fusillés à cet endroit.

* Ada Shlaen est professeur agrégée de russe, et a enseigné aux lycées La Bruyère et Sainte-Geneviève de Versailles.

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3 commentaires

  1. J’étais à Babi Iyar en 2008 et bien qu’il y ait une plaque en yiddish, il n’y est pas fait mention de juifs.
    Il en va de même à Jitomir sur le monument érigé à côté des fosse communes, dans la forêt d’Ivanivka, où la population juive de Jitomir a été massacrée.
    Il en va de même à Medzhibozh et ailleurs et ailleurs…

    J’aime

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