Par Ada Shlaen*
Depuis l’été 2005 quand à Paris fut lancé le premier Festival des Cultures Juives, avec la participation très active des mairies du 3e et du 4e arrondissements, je venais assez souvent dans différentes salles du Marais pour écouter des conférences et des concerts, regarder des films ou des pièces. Ce festival permet surtout de découvrir la culture juive plurielle, celle des Ashkénazes et des Sépharades, qui se réalisèrent dans des lieux géographiques très divers, sur les cinq continents, en nous donnant un patrimoine d’une richesse extrême.
« Rêvons »
En 2017 le thème du festival a été lancé avec le mot : « Rêvons » et dans ce cadre à la mairie du 3e une conférence et une exposition se sont tenues sous le titre « Les utopies du Yiddish », consacrées aux tentatives d’ancrer la population juive dans l’environnement différent de celui du shtetl de l’Europe Centrale.
Parfois, comme en Russie tsariste ou plus tard en Union Soviétique, à l’origine de ces mouvements, il y avait des structures étatiques, tout à fait officielles. En Russie pendant les règnes d’Alexandre Ier (1801-1825) et de Nicolas Ier (1825-1855) il existait un plan d’installation des familles juives dans le sud de la Russie, dans la région de Kherson et d’Ekaterinoslav. Bien plus tard dans les années 20 et 30 du siècle dernier, le gouvernement soviétique a proclamé la création en Extrême-Orient de la Région Autonome Juive, appelée plus communément le Birobidjan[1]. Il arrivait que ces peuplements soient dus à des mécènes richissimes comme le baron Maurice de Hirsch qui avait permis, grâce à sa Jewish Colonization Association de créer à partir de 1889 des colonies juives en Argentine et au Brésil.
Les Gauchos juifs
Je dois dire que j’étais surtout fascinée par ces colons d’Argentine ; la transformation des habitants des shtetlekh d’Ukraine et de Bessarabie en Gauchos juifs me semblait être une vraie gageure. D’autre part, étant née au Birobidjan et connaissant de l’intérieur les problèmes de cette région en « trompe-l’œil » créée pour les besoins de la propagande soviétique, je voulais savoir dans quelle mesure l’Amérique Centrale fut plus clémente pour des Juifs.
Or en creusant un peu ce sujet, j’ai pu m’apercevoir très vite que les Juifs ashkénazes d’Argentine furent précédés de plusieurs siècles sur le continent américain par des Sépharades, venus d’Espagne et du Portugal. Si on devait suivre la chronologie, il faudrait signaler déjà le premier voyage de Christophe Colomb en 1492, car sur les bateaux qui ont découvert le Nouveau Monde, il y avait des Juifs ou plutôt des Marranes[2]. Mais leur nombre sera surtout important au XVIIe siècle, quand plusieurs communautés fuirent l’Europe où ils étaient persécuté par l’Inquisition et s’établirent dans la Mer des Antilles, appelée aussi la Mer des Caraïbes. D’ailleurs la même année 1492 Isabelle Ière de Castille et son époux Ferdinand II d’Aragon, qui portaient le titre de « Rois très catholiques » obligèrent les Juifs à choisir entre la conversion ou le départ forcé, ce qui entraînait généralement une spoliation. Un certain nombre de Juifs se réfugièrent alors au Portugal voisin, mais quatre ans plus tard un décret d’expulsion fut pris aussi par le roi Manuel. Dans ces conditions, pratiquement tous les Juifs de la péninsule ibérique furent forcés à chercher un nouveau port d’attache, et ils furent très nombreux à se diriger vers des colonies espagnoles, portugaises, britanniques, voire hollandaises. (Il faut aussi savoir que ces colonies passaient souvent sous le drapeau d’une autre puissance au gré des guerres.) Cette politique explique l’ancien enracinement des Juifs dans de nombreux pays d’Amérique du Sud et du Centre. Aujourd’hui il s’agit de petites communautés de quelques centaines, au maximum de quelque milliers de personnes, mais certaines ont gardé une influence économique non négligeable.

La Barbade
Dans ces conditions il est intéressant de présenter les communautés de Caraïbes et plus particulièrement celles de la Barbade ou de Curaçao.
La Barbade est une ancienne colonie britannique, d’ailleurs elle fait encore partie du Commonwealth. Les Juifs sépharades s’y sont installés au début du XVIIe siècle, venant du Brésil d’où ils avaient été chassés par les Portugais et cette présence est symbolisée par la synagogue Nidhe Israel, construite en 1654 et qui se trouve aujourd’hui dans un quartier très animé du centre de Bridgetown. Elle fait partie des plus anciennes synagogues des Amériques. En 1929, pendant des années où la communauté s’était fortement réduite, elle a été vendue et pendant une bonne cinquantaine d’année n’était plus utilisée comme une maison de prières. Grâce à l’arrivée des Juifs polonais et allemands qui fuyaient l’Europe à partir des années 30 du siècle dernier, leur nombre augmenta. Ainsi en 1983 la synagogue était rachetée par la communauté devenue plus nombreuse et prospère ; elle fut restaurée et aujourd’hui est revenue à sa vocation première. Sur le terrain adjacent se trouve un vieux cimetière juif.
Curaçao
L’histoire des Juifs de l’île Curaçao est tout aussi passionnante. Elle m’a été racontée par le Rabbi Simeon Maslin qui, dans les années 1962-1967, était en charge du Temple Emmanuel de la capitale, à Willemstad. J’ai eu le plaisir de le connaître pendant une croisière où d’ailleurs nous devions visiter l’île. Le vendredi, il conduisait le service du shabbat, et comme le voyage avait lieu pendant les fêtes de Hanoukka, il procéda aussi à l’allumage des bougies. Pour finir, les passagers d’origine juive et certains membres de l’équipage ont formé une petite communauté soudée qui se retrouvait tous les soirs pour manger des latkès et des pontchiki dans une ambiance festive.
L’île fut découverte en 1499 par l’un des lieutenants de Colomb, Alonso de Ojeda. À l’époque on y trouvait une petite communauté amérindienne, originaire des côtes vénézuéliennes. Elle s’était réfugiée là pour échapper à la brutalité de guerriers des Caraïbes. La couronne d’Espagne prêta peu d’attention à cette île et la déclara même « isla inutile » en 1513. Par contre les Hollandais qui débarquèrent en 1613 trouvèrent l’emplacement intéressant, car ils pouvaient utiliser les mouillages profonds et bien abrités du sud de l’île. Ils purent ainsi y installer une base du commerce maritime, car ils y voyaient un élément important de leur puissance.
Il y a plusieurs hypothèses pour expliquer le nom de « Curaçao » ; l’une d’elles en attribue la paternité aux Juifs qui s’y installèrent dans la seconde moitié du XVIIème siècle après une expulsion (encore une !) du Brésil qui appartenait alors au royaume de Portugal. Il est très probable que le nom de Curaçao vient du mot portugais coração qui signifie «le cœur ». Tout au long du XVIIème siècle l’île servit de refuge aux Juifs, chassés de différentes régions des Caraïbes comme la Martinique ou la Guadeloupe (1685). Ils ramenèrent avec eux des connaissances de cultures comme le bois d’ébène, le cacao (à la fin du XVIIe siècle Curaçao devint le centre mondial du commerce du cacao), la canne à sucre, le tabac, l’orange amère et aussi des techniques de préparation qui serviront précisément à produire le chocolat ou bien la fameuse liqueur bleue[3].
À cette époque à Curaçao il avait une forte concentration de négociants et d’armateurs juifs ; l’île devint un important centre économique et jouait un rôle important dans l’histoire des Juifs aux Caraïbes. Les Sépharades profitaient de leur connaissance de l’espagnol et du portugais pour commercer – légalement ou même illégalement avec les colonies espagnoles et portugaises voisines et d’autres parties du Nouveau Monde. Ils exportaient les marchandises vers l’Europe, en les débarquant à Amsterdam qui était alors la plaque tournante du commerce mondial. Ils faisaient transiter par les Pays-Bas des toiles de lin d’Allemagne, du vin de Madère et de Bordeaux, de la cannelle, du poivre et des épices des Indes Orientales. Déjà à l’époque apparurent des « dynasties » juives qui jouent un rôle prédominant dans la vie économique.
Cette richesse reposait en partie sur l’esclavage, mais à cause de son climat chaud et ses terres arides on ne développa guère dans l’île de grandes plantations, contrairement au Brésil. Pour les Hollandais, le Curaçao devint un port utilisé pour la traite d’esclaves qui ne faisaient que transiter par cet endroit. On considère que plus de la moitié des esclaves asservis dans des colonies néerlandaises sont passés à un moment par Curaçao. Pour cette raison à Willemstad se trouve un musée[4] qui retrace l’histoire de la traite et de l’esclavage. Néanmoins lorsque l’esclavage fut aboli en 1863 l’économie de l’île fut fortement fragilisée. Or au début du XXe siècle le pétrole fut découvert au Venezuela, tout proche, et la compagnie pétrolière Carribbean Petroleum Company décida de construire une raffinerie près de Willemstad. À partir de cette période Curaçao vit principalement du raffinage, du tourisme et des opérations bancaires (On pourrait même parler d’un paradis fiscal surtout pour les armateurs !).

Et les Juifs ?
La communauté juive n’a jamais connu de lois discriminantes sur l’île, comme il en existait en Europe, et elle s’est très tôt implantée dans les secteurs économique, politique et culturel. Au XVIIe siècle elle compta près de 2000 personnes. La communauté fut assez riche pour construire en 1732 la synagogue Mikvé Israel qui est à ce jour le plus ancien temple juif d’Amérique et où les services religieux se tiennent toujours de manière régulière. Plus d’un siècle et demi plus tard, le Temple Emmanuel fut inauguré en 1867. Il devint la seconde synagogue de l’île, destinée à la congrégation du judaïsme réformé. La richesse du Curaçao faisait alors des envieux ce qui va entraîner aux XVIIIe et XIXe siècles une brève occupation par les Anglais et les Français. Mais pour finir les Pays-Bas vont imposer leur autorité grâce au traité de Paris de 1816. À partir de 1828 le Curaçao fut réuni avec les autres îles hollandaises pour créer les Indes occidentales néerlandaises. Toutes ces péripéties expliquent le multilinguisme qui règne aujourd’hui sur l’île ; on y parle le hollandais, l’anglais et le créole local, appelé le papiamento. (Ces trois langues sont considérées comme officielles.) Mais le français y est assez bien compris comme d’ailleurs l’espagnol et le portugais.
La présence hollandaise reste toujours sensible et l’architecture de la capitale de ce petit état de 180 000 habitants présente une certaine ressemblance avec les villes de l’Europe du Nord. À Willemstad règne une ambiance très décontractée. La ville, coupée par un chenal, s’étend sur les deux rives, reliées par un pont. Ce pont flottant et amovible permet aux piétons de passer d’une rive à l’autre. Il se lève pour laisser passer les bateaux, quel que soit leur tonnage, de la plus petite embarcation au plus gros des cargos. Vous pouvez toujours patienter dans un café, en attendant que le pont soit baissé. La ville est très colorée, les façades bleues, roses, ocres se reflètent dans le chenal. On dirait une Amsterdam créole !
Curaçao devient territoire autonome
Dans les années 60 du siècle passé, lorsque le Rabbi Simeon Maslin officiait à la synagogue du Temple Emmanuel, Curaçao avait déjà entamé son processus pour devenir un territoire autonome au sein du royaume des Pays-Bas, ce qui arriva en 2010. À son arrivée, le rabbin prit en charge une petite communauté, d’une vingtaine de familles, qui existait depuis 1863 et qui se sentait proche du judaïsme réformé, car leurs fondateurs venaient des États-Unis où ils fréquentaient le Temple Emanu-El[5] de New-York. À cette époque un certain nombre de Juifs ashkénazes venaient de s’installer sur l’île et ce mouvement allait s’accélérer dans les années 20 et 30 du XXe siècle ; ainsi à Willemstad le yiddish fit son apparition.
Judaïsme traditionnel, judaïsme réformé
Donc sur l’île il y avait deux congrégations juives : traditionnaliste et réformée. La première, plus nombreuse, avec une bonne centaine de familles sépharades, se réunissait dans la vieille synagogue où en général officiait un rabbin formé dans une yeshiva d’Amsterdam. La seconde faisait souvent appel à des rabbins venus des États-Unis et le service se faisait principalement en anglais. Dès son arrivée le rabbi Maslin souhaitait parvenir à une réunification entre le Temple Emmanuel et le Mikvé Israël. Grâce à ses efforts, la nouvelle congrégation fut formée en 1963 et actuellement elle s’appelle le Mikvé Israël-Emmanuel. À partir de ce moment la veille synagogue, appelé « Snoa » (en vieux portugais et en ladino ce mot veut dire « la synagogue »), réunissait pendant les shabbat et les fêtes tous les Juifs de Curaçao[6]. Le rabbin était considéré comme le représentant officiel de la communauté juive (il était même payé par le gouvernement hollandais) et il devait être présent lors l’arrivée de membres de la famille royale pour des visites officielles sur l’île. Ainsi la reine Juliana et son époux le prince Bernhard sont venus en septembre 1965. Or l’arrivée était prévue le jour de Roch Hachana. Les responsables de la communauté se sont réunis pour décider de la présence du rabbin sur le quai au moment de l’arrivée du couple royal. Les anciens disaient que la communauté était toujours représentée par le rabbin lors d’une telle cérémonie. Mais le rabbin Maslim voulait être à la synagogue avec ses fidèles. Il décida alors d’écrire un vibrant hommage, accompagné d’une belle photo de Juliana et de le publier dans le bulletin de la communauté, qui fut déposé entre les mains du Gouverneur afin de le transmettre à la reine. Le lendemain pendant la réception, le Gouverneur Debrot présenta le rabbin et sa femme à la souveraine, en expliquant la raison de leur absence de la veille. La reine, en excellent anglais, le remercia pour son article et souhaita à toute la communauté une excellente Nouvelle Année.
Actuellement la communauté juive de Curaçao comprend quelques centaines de personnes, et elle diminue plutôt à cause de l’attrait des États-Unis. Pourtant son influence économique est loin d’être négligeable. La synagogue reste un endroit très vivant, les fidèles se pressent le vendredi soir et lors de fêtes. Le Mikvé Israël-Emmanuel se trouve dans le centre de la vieille ville. Le bâtiment est étonnamment grand, très bien entretenu, avec le sol recouvert de sable. À côté se trouve un petit musée qui raconte l’histoire de la communauté et de ses liens avec les Pays-Bas. J’étais très touchée par plusieurs photos d’Anne Frank et un exemplaire de son livre.

Mariage inattendu !
Évidemment je savais que Curaçao sera le point essentiel de notre voyage, mais je ne pouvais pas supposer que j’allais assister à un mariage juif ! Or dans notre petite communauté qui se réunissait tous les soirs autour de la khanoukia, il y avait un couple de Floride, marié depuis très peu de temps et qui souhaitait avoir une cérémonie religieuse. Ils se sont tourné vers le rabbi Maslim qu’ils connaissaient déjà et il leur proposa d’organiser le mariage dans la synagogue de Curaçao, d’autant plus qu’il connaissait bien le rabbin qui y officie actuellement.
Le matin de notre arrivée à Willemstad nous avons eu à affronter une vraie pluie tropicale et j’ai consolé la mariée en lui disant : « mariage pluvieux, mariage heureux ». Je dois dire qu’elle a bien apprécié ce proverbe d’autant plus qu’elle parlait très bien le français ! Heureusement le rabbin de Willemstad est venu en voiture pour nous conduire jusqu’à l’emplacement de la synagogue à Hanchi Snoa 29. Dans cet endroit où nous sentions la présence multiséculaire de la tradition, cette cérémonie était d’autant plus émouvante.
En partant de Paris, je savais que je verrai beaucoup de choses inconnues, mais je ne pouvais pas supposer que je rencontrerai une histoire tellement ancienne et riche. AS
* Ada Shlaen est professeur agrégée de russe, et a enseigné aux lycées La Bruyère et Sainte-Geneviève de Versailles.
Photo d’entête : Synagogue de Curaçao
Voir aussi :
L’histoire des Juifs des Caraïbes (Wikipedia)
[1] Voir : Le Birobidjan, pays où la langue officielle est le yiddish (Eva Naccache)
[2] Marranes ou crypto-juifs ou « conversos » sont apparus au XVe siècle en Espagne et au Portugal. On désigne ainsi des Juifs convertis de force au catholicisme et qui continuaient en secret à pratiquer le judaïsme. On peut rappeler que plusieurs historiens (par exemple Simon Wiesenthal) présentent des arguments sérieux en ce qui concerne les origines juives de Christophe Colomb.
[3] On peut rappeler que le curaçao peut être aussi vert, rouge, orange et ambré.
[4] Il s’agit du musée Kura Hulanda (en papiamento « la cour de commerce hollandaise).
[5] Emanu-el veut dire en hébreu “Dieu est avec nous”.
[6] Nous retrouvons ce mot dans l’intitulé du site de la synagogue : http://www.snoa.com/
Passionnant ! merci. De nombreux textes attestent de l’appartenance juive de Christophe Colomb.
J’aimeJ’aime