Par Boris Kleizmer*
Qui pourrait imaginer, que le bombardement américain du 7 février en Syrie aurait des conséquences si importantes et imprévisibles ? Nous savons actuellement que dans la nuit du 7 au 8 février, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), soutenues par la coalition internationale et surtout par la défense aérienne américaine, ont tué un nombre très important de combattants syriens pro-gouvernementaux. Suivant les sources non-officielles, parmi les victimes, (on avance le chiffre de 200 à 600 personnes), il y avait aussi des membres de formations militaires privées russes qui sont interdites d’après la jurisprudence de la Fédération de Russie. Or le commandement militaire russe en Syrie avait catégoriquement nié cette information, en soutenant que parmi les victimes il n’y avait pas de militaires russes. On joue sur des mots, en insistant sur la différence entre « militaire» et « mercenaire » !
Poutine écoutera-t-il encore Wagner ?
Depuis cette nuit fatidique, quelques maigres informations permettent de brosser le tableau suivant : les « manœuvres » des combattants de la SMP « Wagner[1] » (Société Militaire Privée) auxquels se sont joints les troupes pro-gouvernementales, avaient pour objectif une prise de contrôle de la région pétrolifère à l’est de la Syrie, que les Russes souhaitaient contrôler depuis longtemps. On sait qu’avant de partir en mission, les membres de cette formation privée, remettent à leurs supérieurs les passeports et les livrets militaires. D’autre part ils portent alors des uniformes de l’armée syrienne.
Actuellement, Bachir Assad, aidé par la Russie et l’Iran, contrôle tout au plus 50% du territoire du pays. Il va sans dire qu’il manque de moyens pour reconstruire les régions qui ont subi d’immenses ravages. Afin d’assurer sa présence sur les champs pétroliers de Deir ez-Zor, qui est le plus grand gisement de la Syrie, Bachir Assad est prêt à risquer gros. Il pourrait ainsi avoir le contrôle total des ressources énergétiques du pays, ce qui faciliterait grandement la remise en état du pays. Les Russes ont dû faire un calcul similaire, en espérant des contrats juteux pour leur industrie du pétrole qui pourrait développer sur ces territoires une activité d’envergure. Plusieurs sources indiquent qu’une promesse d’exploitation a été donnée à Evgueni Prigojine, devenu le personnage-clé dans les événements de ces derniers jours et qui sera présenté ultérieurement.
D’après l’hebdomadaire russe Soverchenno Sekretno (Top Secret), généralement bien informé, Prigojine a fondé en 2016 la société EuroPolis qui souhaiterait reprendre et contrôler les installations pétrolières syriennes pour le compte du gouvernement syrien. Les mercenaires de la SMP « Wagner » seraient chargés de la reprise militaire, tandis que la compagnie de Prigojine toucherait sa part lors de l’exploitation ultérieure du pétrole.

Les journalistes de l’agence Associated Press (AP), en contact avec les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) croient savoir que l’action de la SMP « Wagner» et de l’armée gouvernementale avait commencé le soir, vers 10 heures. Les combattants étaient soutenus par l’artillerie et les chars, mais ils se sont retrouvés à 450 mètres des positions de Forces Démocratiques Syriennes et des Américains, présents en ce lieu. Lorsque les Américains se sont déplacés vers l’arrière, souhaitant éviter le contact direct, les sections russes sont passées à l’attaque. En réponse, des hélicoptères de combat, des drones, des avions d’attaque américains et des bombardiers stratégiques sont entrés en action, tandis que l’artillerie a utilisé le système de lance-roquettes HIMARS qui a anéanti la colonne de chars adverse. D’après le général Jeffrey Harrigian, commandant des forces aériennes américaines au Moyen–Orient, les Forces Démocratiques Syriennes et leurs alliés n’ont fait que riposter à une attaque de forces pro-gouvernementales qui se déplaçaient dans leur direction, ce qui était même confirmé par leur service de renseignement.
Mauvaise évaluation de la détermination américaine ?
D’après un représentant des F D S, une tentative d’entrer en contact avec les forces russes à Deir ez-Zor était lancée 30 minutes avant le début de l’attaque, pour les mettre en garde. Les Russes ont répondu qu’ils n’avaient pas l’intention de se déplacer sur le terrain et qu’ils ne risquaient pas de provoquer un accrochage. Néanmoins le mouvement des mercenaires russes et des détachements de l’armée syrienne a débuté, ce qui a entraîné la riposte énergique d’en face. L’accrochage a duré près de 6 heures, il est probable que les forces pro-gouvernementales et les combattants russes aient perdu 90% de leur matériel, les pertes humaines ayant atteint 80 %.
Cette action, exécutée par la SMP « Wagner », mais probablement imaginée et préparée, par le commandement russe, a été un échec total. Or malgré les pertes humaines très importantes, les officiels russes gardent silence et continuent de minimiser la participation des citoyens russes, attestée par des sources non-officielles. Le premier à réagir devant l’opinion publique, était Grigori Iavlinski, le président du parti libéral Iabloko et candidat au scrutin présidentiel du 18 mars où il sera opposé à Vladimir Poutine. Dans une déclaration, il a appelé Vladimir Poutine « à faire la lumière sur la situation » ; qualifiant l’absence de démenti officiel sur la présence et la mort éventuelle des paramilitaires russes en Syrie comme « inacceptable ». Dans le premier temps, la porte-parole du Ministère des Affaires Étrangères, Maria Zakharova a mis en doute la présence de soldats russes sur le terrain, ensuite du bout de lèvres, elle a reconnu cinq morts, sans donner ni leurs noms, ni des précisions sur leur statut.
Néanmoins on peut supposer que cette débâcle des militaires russes a dû provoquer un choc, tant à l’État-major, qu’au Kremlin. Surtout que les détachements de la SMP « Wagner ont la réputation d’être les meilleurs forces russes présentes en Syrie. Probablement, à Moscou, on estimait que les Américains, ne voulant pas une confrontation directe, fermeraient les yeux à la mainmise des mercenaires russes sur des installations pétrolières. Or cette fois-ci Poutine a reçu une bonne gifle !
D’après les experts occidentaux, le nombre de Russes, anéantis en quelques heures dans cette région de Syrie, correspondrait à 20% de forces russes, engagées sur le terrain.
Mouvements importants d’avions sanitaires
Malgré les dénégations officielles, nous avons quelques renseignements, obtenus grâce aux mouvements d’avions sanitaires qui ont évacué 150 blessées russes, juste à cette période. Un certain nombre de personnes sont restées sur les bases russes en Syrie.
La réaction politique a été assez molle, Moscou s’était contentée d’exprimer son inquiétude quant à la situation dans le sud de la Syrie.

« Circulez, il n’y a rien à voir »
En ce qui concerne les Américains, ils ont essayé aussi d’éteindre l’incendie. Le secrétaire à la Défense des États-Unis, James Mattis, qui se trouvait alors en Europe a déclaré : « Depuis le début, les Russes disaient que leurs militaires ne se trouvaient pas à cet endroit. Nous, de notre côté, nous n’avions pas à cet instant précis, une idée claire de la composition des forces pro-Assad, d’autant plus que les Russes ont été prévenus. »
Bref, comme dans la chanson : « Tout va très bien, Madame la Marquise … ».
Malgré tout, il serait vain d’attendre une accalmie sur le front syrien. Poutine n’a pas l’habitude de reculer. Pour l’instant il a préféré de faire le mort. En Russie son porte-parole a annoncé que « le président a pris froid et qu’il va limiter ses déplacements ». Et pourtant dans un mois, le 18 mars, l’élection présidentielle doit avoir lieu et pour la nième fois, Poutine aura droit pour les six prochaines années, de s’asseoir dans le fauteuil d’autocrate !
Enlisement russe en vue ?
Vraisemblablement, on peut même s’attendre à un regain d’activité militaire en Syrie. Dans les mois à venir, la situation des militaires russes peut empirer et un enlisement, comme en Afghanistan et le départ des troupes russes, ne sont pas à exclure.
Cet épisode a démontré aussi l’avantage des Américains. Leur équipement est de meilleure qualité, leurs méthodes, leur tactique, leur commandement semblent bien supérieurs. La Russie s’était fait remarquer par une action mal préparée et inefficace. Ces événements ont démontré l’incapacité des combattants russes à entreprendre une action nocturne, raison pour laquelle les pertes au sein de la SMP « Wagner » et des troupes pro-gouvernementales syriennes ont été si lourdes.
Ces événements ont mis en lumière une personnalité qui probablement préférerait de rester dans l’ombre. Il s’agit d’Eugène Prigojine, un proche du président Poutine, originaire comme lui de Saint Pétersbourg.

Eugène Prigojine, le « cuisinier de Poutine »
Il est né en 1961, et à l’âge de 18 ans, a été jugé pour vol ; trois ans plus tard il a été condamné pour des crimes plus graves encore, comme escroquerie, extorsion de fonds, banditisme, proxénétisme. Il purgeait une peine de 12 ans dans une colonie pénitentiaire. Gracié et libéré en 1990, juste un an avant la chute de l’URSS, il a dû alors récupérer un magot, bien dissimulé et s’est lancé dans des affaires. Pour commencer, il avait ouvert toute une chaîne de restaurants et de magasins, ensuite s’est occupé, toujours de façon lucrative, d’immobilier. Le succès était au rendez-vous et ces établissements étaient fréquentés par des gens connus, surtout son restaurant New Island, où en 2001, Jacques Chirac et Vladimir Poutine ont dîné très agréablement. Depuis, Prigojine porte le surnom de « cuisinier de Poutine » et au fil des ans, est devenu proche de lui.
L’étape suivante concerne les medias, et Progojine est devenu propriétaire d’un média-holding Agence fédérale des nouvelles, qui a généré 16 sites d’information, consultés par 16 millions de personnes. On suspecte Prigojine d’être à l’origine de « fabrique de trolls » qui est intervenue dans les élections américaines de 2016. Son nom est effectivement sur la liste de 12 Russes accusés par le procureur Robert Mueller de l’ingérence dans la campagne présidentielle au détriment d’Hillary Clinton. Cette accusation signifie qu’il peut être arrêté s’il quitte le territoire russe.
Le recul nous manque pour comprendre si l’action de la SMP « Wagner », lors de l’attaque de Forces Démocratiques Syriennes et de leurs alliés américains, était la dernière goutte qui a fait déborder le vase ; mais il faut constater que la réaction des adversaires sur le terrain, a été rapide et dure. Si Poutine ne veut pas remettre ses amis à leur réelle place, la communauté internationale sera amenée à le faire. BK♦
Lire aussi :
Communiqué du Ministère américain de la Défense (13/2/2018)
* Boris Kleizmer, journaliste, est né à Moscou. Il a participé au mouvement dissident en URSS dans les années 60.
[1] Je me permets de citer mon article du 4.12.2017 : « On appelle ainsi une « armée » privée organisée par un certain Dimitri Outkine qui se trouve en Syrie depuis 2015. D.Outkiné, né en 1970, dirigeait auparavant une section de forces spéciales de la Direction générale des renseignements. Le nom « Wagner» fut choisi en l’honneur du compositeur allemand Richard Wagner. Dans cette formation, on trouve des mercenaires russes et ukrainiens. On croit savoir que cette « armée » est financée par Evgueni Prigojine, un homme proche du Kremlin et ses membres reçoivent des décorations officielles.
Très intéressant. Cela recouvre tout à fait les informations données par la Menapress.
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