Le yiddish quel avenir ? (1) Chernowitz ou l’éphémère capitale du Yiddishland 

Yiddish.jpgAu sud-est de l’Ukraine, à quatre-cents kilomètres de Kiev, mais à trente seulement de la frontière roumaine, se trouve une ville qui porte aujourd’hui le nom de Chernivtsi, mais que nous connaissons aussi avec l’orthographe allemande Czernowitz ou bien Cernăuți dans sa version roumaine. Cette ancienne cité, mentionnée déjà dans les chroniques du quinzième siècle, fait partie de ces quelques villes du Mitteleuropa où, sous le règne des Habsbourg, les communautés juives étaient prospères et contrairement aux habitants des shtetlekh de l’Empire russe, jouissaient de tous leurs droits civiques à partir de 1867.

Au début du XXème siècle, Czernowitz était une ville riche, belle, au croisement de l’Europe occidentale et orientale. On l’appelait souvent« la petite Vienne », car plusieurs bâtiments y étaient conçus dans le style moderne par les architectes viennois renommés. Elle était habitée par de multiples minorités : des Roumains, des Ukrainiens, des Allemands, des Russes, des Hongrois…. Il y avait aussi des Juifs, cette population était mixte : des Ashkénazes, mais aussi des Sépharades, venus des Balkans. Les habitants de Czernowitz parlaient différentes langues et vivaient dans une certaine harmonie.

Voici une jolie description de cette époque :

« Situé à mi-chemin entre Kiev et Bucarest, Cracovie et Odessa, Czernowitz avait été jusqu‘en 1914 une terre d’insouciance et de tolérance, un bateau de promenade qui, sous drapeau autrichien, croisait avec un équipage ukrainien, des officiers allemands et des passagers juifs entre l’Occident et l’Orient. »[1]

C’était la capitale de la Bucovine, car cette région était couverte à plus de 60% par des forêts de hêtres. Or dans plusieurs langues slaves, cet arbre porte le nom « bouk ». Depuis des siècles cette contrée est violemment revendiquée par plusieurs puissances régionales : Pologne, Hongrie, Russie, Turquie, Autriche, Roumanie, car elle se trouve sur des routes commerciales qui reliaient le Sud et le Nord du continent. En 1774, l’empereur Joseph II obtient par des négociations avec les Ottomans son rattachement à l’Empire Austro-Hongrois. Cette annexion va durer 143 ans, jusqu’en 1918. À l’époque de l’annexion, la ville était encore petite, pas très prospère, mais déjà avec une foire. Elle est traversée par la rivière Pruth avec un gué, c’était donc une situation avantageuse.

Pour des Juifs de Bucovine, la rivière était une frontière symbolique entre le shtetl qui était sur la rive en pente douce, plus facilement inondable où habitaient les Juifs pauvres, souvent dans des communautés des hassidim, et la rive escarpée où était bâtie la grande ville qui verra au cours des ans grandir la bourgeoisie juive. Sur la rive en pente douce se trouvait le faubourg de Sadagoura où tout le monde parlait le yiddish, les petits commerçants, les artisans, les boutiquiers, les femmes et les hommes. Cette langue est appelée parfois le judéo-allemand car elle se caractérise par sa structure germanique, mais avec de fortes inclusions hébraïques et de nombreux emprunts aux langues slaves. C’est une langue juive parmi les autres, comme le ladino et le djudezmo (les judéo-espagnols), parlés par des Juifs sépharades, le mizrahi, utilisé par des Juifs orientaux… Nous pourrions d’ailleurs prolonger cette liste. Même si le yiddish est surtout considéré comme une langue de communication orale, il possède aussi des textes écrits, certains très anciens, comme les traductions de la Bible ou les livres de morale, destinés surtout aux femmes. Cette langue était surtout parlée dans les régions de l’Europe centrale et orientale, où de nombreux Juifs habitaient depuis le Moyen-Âge, souvent d’une manière compacte. Au XIXe siècle, il s’agissait surtout de l’ouest de l’Empire russe et de nombreuses régions de l’Empire Austro-Hongrois. À partir de la seconde moitié du XIXème siècle de nombreux locuteurs du yiddish émigrent en l’Amérique du Nord (États-Unis, Canada) et du Sud (surtout en Argentine). La langue elle-même témoigne des migrations juives en Europe et dans le monde. A la veille de la 2e guerre, le yiddish était parlé par la majorité du peuple juif ce qui faisait plus de 10 millions de personnes. À l’époque, les langues judéo-espagnols avaient moins de 500000 locuteurs (en Grèce, Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie, Turquie…).

Les Juifs pauvres de la Bucovine utilisaient le yiddish « oriental » avec pas mal d’expressions roumaines et ukrainiennes. Même des paysans alentour comprenaient ce dialecte. Tout ce petit monde n’avait pas de nom de famille, pour nommer les gens on utilisait soit leur profession, soit un trait physique, en formant des sobriquets : « Moshe le cordonnier », « Jacob le boiteux ». Seuls les étrangers ou les gens aisés étaient appelés par leurs noms. D’ailleurs ce droit était assez récent, car les Juifs l’ont obtenu seulement en 1792. Les Juifs plus instruits, lorsqu’ils parlaient le yiddish, employaient la variante lituanienne, considérée comme la plus pure. Mais en vérité, ils parlaient surtout l’allemand, fort correctement de surcroît, le Hochdeutsch. Un siècle plus tard ils occuperont à Czernowitz des postes importants : maire, président de la Chambre de Commerce ou bien celui de l’Ordre des avocats. Ils animaient alors la vie économique et culturelle de la cité. La richesse de la région reposait sur l’industrie du bois et le commerce des céréales.

Sur la rive en pente douce, à Sadagoura, habitait (d’une manière somptueuse !) une dynastie de tsadikim, fondée par Israel Friedmann (1796-1850), « le Ruzyner » (il était originaire de la ville Ruzhin en Ukraine). La religion jouait alors un rôle important, elle rythmait l’ordre des jours de l’année, avec les prières quotidiennes et les fêtes régulières. Dans la semaine, on travaillait dur, on ne mangeait pas toujours à sa faim, ensuite venait le shabbes et chaque Juif était roi dans sa maison. À cette époque plus de 90% de Juifs de Bucovine parlaient le yiddish, le mame loshn. L’hébreu était la langue du sacré, « loshn koïdesh », réservée au domaine liturgique, il était rare de l’utiliser pour les affaires courantes. Les gens simples se contentaient du yiddish, leurs notions d’hébreu étaient rudimentaires, acquises dans le kheder ; ils parlaient mal l’allemand, mais les représentants des classes moyennes et supérieures étaient en général trilingues : yiddish, hébreu et évidement l’allemand, devenu leur langue de prédilection.

Mouvement « la Haskala » : langue allemande pour le civil, hébreu pour le religieux

Les Juifs de Chernowitz respectaient la religion, mais il y avait des différences entre les shtetlech, plus traditionnels que la grande ville. Les uns étaient orthodoxes tandis que les citadins étaient souvent proches de la Haskhalah. Nous appelons ainsi le mouvement séculaire juif qui prônait la modernisation et l’émancipation de la communauté. Les partisans de ce mouvement, les maskilim, souhaitaient l’adoption de l’allemand dans la vie civique et l’utilisation de l’hébreu dans le domaine religieux. Par contre ils avaient une vraie aversion pour le yiddish. Moses Mendelssohn (1729-1786) écrivait à ce propos: Une langue de bègue, très corrompue et abîmée ; répugnante pour ceux qui savent parler d’une manière correcte et pure. De même David Friedlander, (1750-1834) l’un des pionniers du judaïsme reformé considérait que les Juifs devaient « abandonner leur judéo-allemand honteux, corrompu, hideux et hybride au profit de la belle langue allemande ». Le siècle de lumières est la période où le yiddish est fortement attaqué au sein de sa propre communauté.

Le mouvement de la Haskhalah a débuté en Allemagne mais il sera aussi populaire parmi les Juifs de l’Empire Austro-Hongrois, voire dans l’Empire russe. Il va aussi aboutir à la naissance du judaïsme libéral. Au XIXème à Czernowitz, « une guerre de religion » a failli avoir lieu, car il y avait aussi bien des partisans du judaïsme orthodoxe que du judaïsme réformé. La communauté est restée unie grâce à un accord conclu en 1872 : le rabbin principal de la ville venait du courant reformé, tandis que le Beth-Din rabbinique était présidé par le rabbin orthodoxe. Dans la ville en 1877 est inaugurée la synagogue du rite reformé, « Le temple » qu’on peut voir encore aujourd’hui, mais qui n’a plus sa fonction première. Pendant le régime soviétique (1944-1991) il fut transformé en cinéma. Pour cette raison les habitants l’appellent « Kinagoga».

Guerre des langues

Par conséquent à Czernowitz la guerre de religion n’a pas eu lieu. En revanche, la ville est devenue le lieu d’une guerre des langues. Ici, du 30 août au 3 septembre 1908 s’est tenue la première conférence linguistique mondiale sur le statut du yiddish. Parmi les participants il y avait aussi bien des yiddishistes que des hébraïstes, et leurs discussions étaient acharnées. À l’époque le yiddish était encore souvent présenté comme une variante abâtardie d’allemand, et les organisateurs voulaient changer cette image, le présenter comme une importante langue de communication et de culture. Le mot jargon devait être proscrit, cessé d’être employé !

Lorsque la Bucovine fut rattachée à l’Empire austro-hongrois, les autorités ont privilégié l’allemand, mais en pratique la région restait toujours multilingue. Les Juifs étaient alors écartelés entre le yiddish qui les retenait dans la tradition, et l’allemand qui leur ouvrait la culture universelle.

Mais à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, le yiddish a évolué et ne pouvait plus être considéré comme une forme appauvrie et inculte d’allemand. Curieusement, au sein de la communauté juive, nous assistons alors à des phénomènes comparables et parallèles dans les deux langues juives, le yiddish et l’hébreu. Le jargon se transforme en une langue littéraire tandis que de l’autre côté l’hébreu se modernise. La langue, utilisée surtout pour l’étude des textes sacrés, était trop pauvre, semblait inappropriée pour jouer les différentes fonctions de la langue vernaculaire moderne. Les hébraïsants de l’époque devaient commencer le travail de modernisation à partir des racines existantes. Ensuite grâce à Eliézer Ben Yehouda (1858-1922) le projet de faire renaître l’hébreu moderne prend corps ; par la suite, l’hébreu pourra être considéré comme la seule langue vraiment ressuscitée au monde, parlée aujourd’hui par des millions des locuteurs et qui possède une grande littérature, mondialement reconnue.

Parallèlement le yiddish du XIXème évoluait très rapidement ; d’une langue principalement orale, elle est passée dans le domaine de l’écrit, en commençant par la presse qui se développe à une prodigieuse rapidité à partir de la seconde moitié du XIXème siècle. A la même époque paraissent des auteurs qui choisissent le yiddish comme leur langue d’écriture. On peut par exemple citer Israel Axenfeld (1787-1866) en Russie ou Solomon Ettinger (1800-1856) en Pologne ou encore le très populaire Issac Meyer Dik (1814-1893) de Vilnius. Dans les années 1862-1873 à Odessa paraitra le Kol mevasser, (Messager) le premier grand périodique en yiddish. Ses directeurs successifs A. Zederbaum, M. L. Lilienblum et M. Beilinson, voulaient à la fois combattre l’ignorance des masses, proposer des reportages sur la vie juive, dénoncer les dysfonctionnements des institutions de la communauté et lutter contre les extrémismes tant orthodoxes que modernistes, en proposant pour la société juive des solutions qui conciliaient à la fois la tradition juive et la modernité. Ce journal parvint à modifier l’image du yiddish parmi les intellectuels en Russie et en Pologne.

« L’hébreu est la femme légitime et le yiddish la maîtresse » (Sholem Aleikhem)

Ensuite les trois écrivains, pratiquement de la même génération, Mendele Moykher Seforim (1835-1917), Itzhok Leybush Peretz (1852-1915) et Sholem Aleikhem (1859-1916) réussirent à créer une langue littéraire de prestige qui fait rentrer le yiddish dans la grande littérature, à l’égal avec la littérature russe ou allemande. Entre eux il y avait d’ailleurs une très bonne entente, Sholem Aleikhem avait l’habitude d’appeler Mendele Moykher Seforim (le plus âgé de trois) « grand-père » (seïdé), lequel lui répondait en disant « mon petit fils » (eynikl). Ces « trois pères fondateurs » étaient d’abord des écrivains trilingues qui avaient pratiquement la même aisance en polonais (pour Itzhok Leybush Peretz), en russe, (pour Sholem Aleikhem et Mendele Moykher Seforim) en hébreu et en yiddish. Le choix du yiddish n’était pas immédiat pour eux. Ce choix est venu après moult hésitations, car ils étaient bien conscients du fait que le qualificatif « jargon » dévalorisait énormément la langue. Dans un premier temps ils cachaient même à leurs proches le fait d’écrire en yiddish, d’où d’ailleurs l’utilisation de pseudonymes pour Sholem Aleikhem (Sholem Rabinovitch) et Mendele Moykher Seforim (Sholem Abramovich). Ils ont dû avoir une détermination extrême et même une certaine inconscience pour choisir le yiddish comme leur principale langue d’écriture. On pourrait citer une boutade révélatrice de Sholem Aleikhem qui a dit un jour que l’hébreu est la femme légitime et le yiddish la maîtresse ou la concubine. Mais ils sentaient bien qu’ils avaient une armée de lecteurs potentiels derrière eux, avides de lire des textes en mame-loshn. Et même si de temps en temps ils revenaient vers l’hébreu, (c’était surtout le cas de Mendele Moykher Seforim, aussi considéré comme un classique de la littérature hébraïque moderne) la majeure partie de leurs œuvres, écrites en « jargon », sont devenues de joyaux de la littérature yiddish moderne. On peut signaler que ces auteurs étaient déjà traduits de leur vivant, surtout Sholem Aleikhem qui par ailleurs était considéré par les grands auteurs russes (Tolstoï, Tchekhov, Gorki) comme un vrai confrère. Ils arrivaient en tout cas à vivre de leur plume ! Ils étaient aussi des éditeurs, c’est surtout le cas de Sholem Aleïchem avec sa Yiddishe Folks-Bibliotek.

Parallèlement à la même époque les lecteurs juifs accèdent aussi à la grande littérature mondiale grâce aux traductions des grands auteurs classiques ; nous voyons alors une soif de connaissance impressionnante du public. À partir du XIXème siècle, grâce au yiddish, les lecteurs vont s’approprier les grands auteurs russes, allemands, anglais, français, polonais. Le succès de ces traductions témoigne du souhait de quitter les limites étroites de la tradition et de s’approprier la culture mondiale. Les grands classiques deviennent des écrivains familiers des lecteurs juifs.

Sionisme aidant, la langue devient question centrale

Dans les dernières décennies du XIXème siècle, et surtout au début du XXème siècle, la question de la langue devient primordiale dans la communauté juive pendant qu’en Europe l’antisémitisme devient de plus en plus fort. C’est l’époque de la condamnation du capitaine Dreyfus, des pogromes en Russie après la mort du tsar Alexandre II (1881) et un peu plus tard, en 1903, du pogrome de Kichinev, des discriminations économiques et politiques, des limitations des droits pour des Juifs. Après les pogromes, les nombreux auteurs qui hésitaient entre le yiddish et l’hébreu se sont mis à utiliser plus souvent le mame-loshn pour marquer leur solidarité avec les masses populaires.

Un autre fait important de cette époque est la formulation théorique du sionisme grâce à Théodore Herzl dans son livre Der Judenstaat (1896). Cette actualité brûlante se reflétait dans la presse yiddish, très vivante et qui comptait beaucoup de titres dans les grands centres urbains : Odessa, Varsovie, Vilnius, Kiev et bientôt New-York.

Il est important de rappeler que ces pogromes ont provoqué une émigration massive, surtout vers les États-Unis et l’Argentine. Ces émigrés ont emporté avec eux le yiddish qui va connaître une sorte de renouveau dans le Nouveau Monde. Confrontés aux difficultés de la vie dans les mégapoles et au déracinement, la langue devient un moyen de défendre son identité juive pour les membres de la communauté éclatée géographiquement.

Le yiddish rassemble alors la collectivité et devient aussi un instrument pour défendre les revendications politiques et économiques du prolétariat juif qui commence à se déplacer vers les villes industrielles, aussi bien dans l’Empire Austro-Hongrois que dans l’Empire russe. Nous assistons alors à la création de mouvements et de partis qui prennent conscience de la particularité des problèmes du prolétariat juif. En 1897 est fondé le Bund (L’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie) qui joua un rôle très important, surtout en Pologne jusqu’au début de la seconde guerre mondiale. Les fondateurs du parti Arkadi Kremer, Vladimir Medem et Vladimir Kossovski exprimaient une vraie dévotion envers le yiddish. Ils souhaitaient obtenir l’autonomie politique et culturelle en diaspora, et ils défendaient le judaïsme laïque. En revanche, la plupart des mouvements sionistes favorisaient l’hébreu qui était vu comme la langue du futur État juif, même si certaines personnalités, comme par exemple Ber Borochov, membre du parti Poalei Tsion et éminent philologue du yiddish, pouvaient aussi défendre l’autonomie culturelle en diaspora. AS♦

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À suivre : Le yiddish quel avenir ? (2) Yiddish contre hébreu 

Ada Shlaen

Ada Shlaen, mabatim.info

[1] Georg Heinzen in Europa Erlesen, Czernowitz

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