Les amis d’Odessa ou quand les mythes retrouvent vie…

Odessa opéra.jpgAu cœur du Marais, dans les 3 et 4 arrondissements de Paris où les réfugiés juifs étaient déjà nombreux avant la première guerre et que nous connaissons sous le diminutif yiddish de « Pletzl »[1], il existait de nombreuses associations d’entraide, liées par l’origine géographique de leurs membres. A la veille de la seconde guerre mondiale il y en avait plus de 170, regroupées en une Fédération des sociétés juives de France (FSJF) ou affiliées, dès 1938, à l’Union des sociétés juives de France (Farband), signe de solidarité de la communauté.

Parmi bien d’autres se trouvait l’Amicale d’Odessa, Société de Secours Mutuels d’Israélites, fondée en 1914. Sa pérennité est attestée par l’Almanach Juif de 1931 qui nous renseigne sur l’emplacement de son siège, au 48 de la rue des Francs-Bourgeois. Grâce aux archives, entreposées au Mémorial de la Shoah, nous savons que pendant la guerre cette amicale n’a pas quitté le quartier, mais s’était déplacée au 5 de la rue Sainte-Anastase où pendant l’occupation elle a subi la procédure d’aryanisation économique. Par ailleurs, des documents comptables, dressés déjà après la guerre, ont permis de connaître plusieurs noms de sociétaires ainsi que le destin tragique de certains d’entre eux en déportation.

D’une manière très symbolique, cette petite rue du Marais semble liée à l’histoire des Odessites parisiens et de leurs descendants. De nos jours la bannière de l’ancienne amicale est précieusement gardée à l’oratoire Netzah Israël Ohel Morde’haï, une salle de prière, comme il en avait beaucoup dans la période d’entre-deux-guerres et qui se trouve au fond de la cour du 5 de la rue Sainte-Anastase.

Depuis 2017, ses liens avec Odessa sont devenus encore plus forts car l’oratoire accueille une fois par mois les membres de l’association « Les Amis d’Odessa », fondée en 2017 par Isabelle Nemirovski. Son intérêt pour cette ville s’explique sûrement par l’histoire familiale : en 1902, dans la période des pogromes qui endeuillèrent le sud de la Russie, son arrière-grand-mère Bruhka, déjà veuve, s’était réfugiée en France avec ses deux petits garçons, nés à Odessa, âgés alors respectivement de 5 et 8 ans.

Dans sa formation, Isabelle a su réunir harmonieusement son intérêt pour la langue et la culture russes et son héritage juif. Ainsi, obtint-elle le diplôme d’études hébraïques et juives à l’Institut des Langues et des Civilisations orientales. Parallèlement elle a continué ses études dans le domaine slave, attestées par un diplôme de russe commercial et une licence de russe. Ensuite, en 2016, elle a soutenu un doctorat consacré aux « représentations d’Odessa dans la mémoire des descendants des originaires de la ville », c’est-à-dire de la troisième, voire de la quatrième génération, nées en France, mais qui se sentent toujours reliés à Odessa par des fils tenus, mais réels.

Pour Isabelle Nemirovski comme pour de nombreux descendants des anciens Odessites, la création de cette association et ses réunions mensuelles remplissent un vide. Ainsi peuvent-ils tout logiquement participer à la reconstitution commune d’un puzzle qui inclut ce passé morcelé dont ils sont porteurs. Les échanges peuvent avoir comme thème les souvenirs personnels ou bien l’évocation des personnalités importantes pour l’histoire de la ville. Ces interventions laissent toujours une trace sur le blog de l’association qui s’enrichit régulièrement après chaque réunion[2]. Ainsi les membres se passent le témoin, en reconstruisant des pans entiers de la vie des Odessites et de leurs descendants. Mais ils ont aussi la possibilité d’œuvrer dans le présent, voire se projeter vers le futur, en nouant, lors de voyages réguliers, des liens avec les habitants juifs de l’Odessa contemporaine.

Évidemment Odessa n’était pas la seule cité d’Europe centrale et orientale à avoir une importante communauté juive. On pourrait aligner ici plusieurs noms : Varsovie, Vilno, Chernowitz, Prague, Lvov… mais elle présente indéniablement une aura bien particulière.

Des différences multiples existent entre ce grand port de la mer Noire et les autres agglomérations citées, bien plus anciennes. Odessa est une ville jeune, car fondée seulement à la fin du XVIIIe siècle, en 1794, sous le règne de Catherine II, après la victoire de la Russie contre l’Empire ottoman. Elle est devenue alors la capitale de la Nouvelle Russie[3]. La ville a été bâtie par des réfugiés et des émigrés : José Pascual Domingo de Ribas y Boyons[4], né à Naples d’un père consul espagnol et d’une mère irlandaise, devenu avec le temps l’amiral de la flotte de la mer Noire, est considéré comme le fondateur de la ville ; l’ingénieur François-Paul Sainte de Wollant, d’origine brabançonne, né à Anvers, participa brillamment à la campagne contre les Turcs et il devint par la suite le premier architecte d’Odessa, en établissant le plan de la ville selon le schéma quadrillé[5]. Et un peu plus tard, en 1803, Armand Emmanuel Sophie Septimanie du Plessis, duc de Richelieu[6], arrière-arrière-petit-neveu du célèbre cardinal, est devenu le bâtisseur d’Odessa où il avait passé les meilleures années de sa vie…

Vivre comme Dieu à Odessa !

Les souverains russes, voulant développer cette région aride, favorisaient la venue de colons. Cette politique ouverte et libérale est devenue propice aux Juifs, qui pouvaient alors quitter les confins occidentaux de l’Empire où ils étaient alors obligés de résider. Ils avaient aussi l’interdiction d’habiter les grandes villes comme Moscou, Saint-Pétersbourg ou Kiev, mais ils pouvaient s’établir à Odessa, en pleine croissance, où pendant des années il y avait une cohabitation assez harmonieuse entre les Russes, les Turcs, les Arméniens, les Polonais, les Français, les Juifs… Entre 1819 et 1859, grâce à son statut de port franc, la ville devint un grand centre commercial, vital pour le marché céréalier de l’Europe ; c’était une ville ouverte sur le monde, vivante et cosmopolite, une exception notable au sein de l’Empire russe. Les Juifs français connaissent bien l’expression Heureux comme un Juif en France[7], à Odessa les Juifs disaient : Vivre comme Dieu à Odessa !

La communauté était prospère et, grâce à la venue au début du XIXde nombreux Juifs de Galicie et surtout de Brody partisans de la Haskala[8], la communauté juive était bien plus progressiste que leurs coreligionnaires de la Zone de résidence. Dans la seconde moitié du XIXla ville peut être considérée comme un grand centre modernisateur du judaïsme russe. Ce n’est pas un hasard si le journal yiddish le plus populaire de l’époque, Kol Mevasser, fut édité de 1862 à 1872 précisément à Odessa. Au fil des ans les Juifs s’intégraient de mieux en mieux dans le tissu économique, en acquérant un fort attachement à la ville. Ils étaient fiers d’être des Odessites.

À l’époque, au bord de la mer Noire, vivaient des écrivains juifs qui donnèrent leurs lettres de noblesse au yiddish, (Sholem Aleïkhem, Mendele Moykher Sforim) et, parallèlement, dans la ville s’installaient des partisans de l’hébreu comme Léon Pinsker, Ahad ha-Am, Haïm Nahman Bialik. Le grand historien juif Simon Doubnov a longtemps vécu à Odessa où il a commencé sa grande œuvre l’Histoire du peuple juif. Le journaliste et l’homme politique Vladimir (Zeev) Jabotinski y est né en 1880. Il a gardé la nostalgie de sa ville natale tout au long de sa vie, même après son installation en Palestine. Le premier maire de Tel-Aviv, Meïr Dizingoff, a vécu à Odessa entre 1897 et 1905, comme d’ailleurs plusieurs sionistes, fondateurs de ce mouvement en Russie.

Le « juif d’Odessa »

À la veille de la première guerre mondiale, la ville comptait près de 500.000 habitants ; les Juifs en formait un bon tiers ; on pourrait alors parler de l’âge d’or de l’Odessa juive (1870-1914), même si près de 50.000 d’habitants pouvaient être considérés comme des pauvres qui survivaient tant bien que mal grâce au soutien des organisations de bienfaisance. Aujourd’hui la population totale avoisine le million, mais les Juifs ne sont plus que 30.000.

Dans les textes littéraires de l’époque, aussi bien en russe qu’en yiddish, apparaît alors le personnage du Juif d’Odessa qui deviendra un archétype important, et qu’on retrouvera même, bien plus tard, à l’époque soviétique, chez Isaac Babel, Valentin Kataïev et bien d’autres. Il aime les arts et la musique, fréquente les concerts et l’Opéra, aime se promener, accompagné de sa femme élégamment vêtue, sous les acacias des parcs de la ville. Il se différencie profondément du juif du shtetl par son bagout, son dynamisme, son mode de vie.

Et pourtant dès le XIXsiècle, la ville connut plusieurs pogromes : 1821, 1849, 1859, 1871 … A l’époque, cette violence était surtout imputée aux Grecs qui accusaient les Juifs de concurrence déloyale. Il y avait alors des pillages, des saccages, des blessés, mais heureusement, les morts étaient très rares. On peut néanmoins remarquer qu’au fil des ans les conflits devenaient de plus en plus durs et violents, surtout après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881. Cette période, avec des moments d’accalmie, durera une bonne vingtaine d’années, en atteignant son pic en 1905, au moment de la désastreuse guerre contre le Japon et des agitations qui aboutiront à la première révolution russe. Mais les représentants de l’État, au lieu de calmer la situation, cherchèrent à exploiter les désordres.

La Porte de Sion

Une partie de la jeunesse juive forma des organisations d’autodéfense, mais ceux qui quittaient Odessa étaient bien plus nombreux. Les uns se dirigeaient vers l’Europe occidentale, d’autres vers les États-Unis où d’ailleurs plusieurs villes avec le nom d’Odessa[9] ont été fondées à l’époque. Les membres de l’unique organisation sioniste légale de Russie, connue sous le nom officieux de « Comité d’Odessa » sont partis alors en nombre important pour la Palestine. D’ailleurs ce mouvement continuera jusqu’à 1927, quand le gouvernement soviétique interdira définitivement les traversées du bateau Rouslan jusqu’à Jaffa. Odessa a acquis alors le surnom de la « Porte de Sion »

Plus tard, après la révolution d’octobre (1917) et la guerre civile (1918-1921), il y a aura une grande vague d’émigration des citoyens de l’Empire russe de toutes les nationalités qui refusaient les changements sociaux et politiques du pays. Dans ce qu’on appelle l’émigration blanche les Juifs d’Odessa aussi étaient présents.

On peut dire que pratiquement tout le XXsiècle fut sombre, voire tragique pour la communauté juive. Elle a subi la dictature du régime stalinien qui a liquidé des institutions juives de la ville ; ainsi l’héritage matériel qui sert souvent de repère pour des générations a été partiellement perdu. Plusieurs artistes, originaires d’Odessa, ont été assassinés dans les vagues successives de terreur, surtout dans les années 30 et 40 du siècle dernier. Et que dire des massacres exercés pendant la 2guerre par des occupants allemands et leurs supplétifs roumains et ukrainiens ? Plusieurs milliers d’habitants d’Odessa y ont alors perdu la vie.

À partir des années 1980 un nombre très important d’Odessites ont quitté l’URSS, surtout pour les États-Unis et l’Israël, en formant parfois des communautés relativement importantes et homogènes. Brighton Beach de Brooklyn retrouva alors un nouvel élan.

Ces tragédies ont certainement détruit, en partie tout au moins, l’héritage juif à Odessa. Or depuis plusieurs années et surtout depuis la disparition de l’URSS (1991), nous assistons à un regain d’intérêt pour l’histoire de la ville et de ses habitants. Ceci est valable aussi bien pour les Juifs d’Odessa[10] que pour de nombreux descendants d’Odessites. La nostalgie qui nous habite est devenue une raison et un moteur d’agir, de valoriser nos souvenirs et de rassembler les témoignages, les documents, les photographies. Odessa était une ville si vivante qu’elle est restée à tout jamais dans les esprits et la mémoire des exilés. C’est à nous, de participer à l’œuvre de reconstruction de ce passé pour comprendre et faire comprendre le charme unique de cette ville. AS

Ada ShlaenAda Shlaen, MABATIM.INFO

[1]= une petite place
[2]https://www.amis-odessa.fr
[3]La Nouvelle Russie apparaît après la victoire russe dans la guerre contre Empire ottoman à la fin du XVIIIe. Elle englobait la Crimée, les rivages occidentaux de la mer d’Azov, la Bessarabie et la région méridionale de l’Ukraine contemporaine.
[4]José de Ribas (1749-1800). Selon certaines sources son père était un marrane. José de Ribas s’engagea en 1772 au service de la Russie et fit une brillante carrière pendant la longue guerre contre l’Empire ottoman (1768-1791). Pour honorer sa mémoire, la principale rue d’Odessa porte le nom de Deribassovskaïa. Mort à Saint-Pétersbourg, il y fut enterré. Mais en 2005 et 2006, la municipalité d’Odessa a demandé le transfert de ses cendres dans la ville, pour l’instant le gouvernement russe refuse de donner son accord
[5]Schéma quadrillé, on parle aussi du plan en damier. Dans ce plan, les rues sont rectilignes et se croisent à angle droit.
[6]Duc de Richelieu, né en 1766 à Paris, il y est mort en 1822. Après la révolution de 1789, il quitta la France, tout d’abord pour l’Autriche, ensuite, comme de nombreux aristocrates français, passa en Russie en 1790. En 1803 l’empereur Alexandre Ier le nomma au poste de gouverneur de la Nouvelle Russie. Il cumula ce poste avec celui de maire d’Odessa. Grâce à son action, le développement d’Odessa s’accéléra et la ville se développa très rapidement pour devenir un grand port. En 1814 le duc de Richelieu revint en France et accepta le poste de premier-ministre de Louis XVIII. Mort à Paris, sa dépouille se trouve dans l’église de la Sorbonne. Il est indéniable que le duc reste beaucoup plus populaire à Odessa que dans sa ville natale !
[7]Heureux comme un Juif en France vient de l’expression Heureux comme Dieu en France (Men is azoy vi Got in Frankreich et Lebn vi Got in Odes), car au XIX, la France était le seul pays d’Europe où les Juifs étaient émancipés et citoyens de plein droit.
[8]= Les lumières juives
[9]La plus connue est sûrement Brighton Beach de New York qui porte le surnom de Little Odessa. Elle a connu un développement spectaculaire au début du XXgrâce à la venue des nombreux Juifs d’Odessa.
[10]Il serait peut-être intéressant d’indiquer qu’en 1990, Mikhaïl Jvanetski , l’écrivain satirique le plus populaire d’URSS, né à Odessa en 1934, (dans la ville il a même une rue qui porte son nom), a eu l’idée d’organiser Le Club Mondial d’Odessites (Всемирный клуб одесситов odessitclub.org) qui devait « réunir tous ceux, qui indépendamment de leur lieu d’habitation, aiment Odessa, se reconnaissent comme Odessites, et souhaitent participer à la renaissance de leur ville. Le slogan du club : Odessites de tous les pays, unissez-vous ! » Grâce à son action, entre autres, on a pu réunir les fonds pour le monument d’Isaac Babel, inauguré en 2011.

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Un commentaire

  1. Merci pour cet article qui porte à ma connaissance une période et une région de la Russie, et l’histoire des juifs qui y vécurent.

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