Aleksander Ford, Genèse d’un cinéaste (1/2)

(24/11/1907 – 4/4/1980)

Qu’il est difficile d’être juif !

Si nous essayons de nous représenter la situation des Juifs sur les terres polonaises à la veille de la première guerre mondiale, nous ne pouvons que constater les conditions bien difficiles de leur existence. Ils vivaient dans un pays qui pouvait sembler fantomatique, car depuis la fin du XVIIIe siècle il avait cessé d’exister sur les cartes du monde. Entre 1772 et 1795, l’Autriche, la Prusse et la Russie, avaient procédé aux trois partages successifs, en annexant les territoires avec des populations qui y habitaient.

La plus grande partie de la nombreuse communauté juive s’était retrouvée sous l’autorité des monarques de l’Empire russe, en perdant même les droits qu’ils avaient dans le royaume de Pologne[1]. La situation ne s’était guère améliorée après 1918, lorsque la Pologne retrouva son indépendance. La population juive, très pauvre dans son ensemble, souffrait de l’antisémitisme largement répandu dans toutes les couches de la société, où même leurs noms de famille, souvent ridiculisés, semblaient être un obstacle dans la vie courante.

Pourtant au sein de la minorité qui avoisinait 3 millions et demi de personnes[2], il y avait des gens qui réussissaient à briser le « plafond de verre » présent à toutes les époques et dans tous les pays. L’utilisation de noms slaves pouvait faciliter l’intégration dans la société environnante. Voyons quelques exemples concrets des artistes juifs qui changèrent leurs noms de naissance, pour améliorer les chances de réussite ! Les cas les plus simples et les plus nombreux consistaient en une adoption des noms avec des suffixes – ski ou – cki, les plus répandus dans le pays. Certains allaient encore plus loin, en se convertissant au catholicisme. Ainsi Moyshe Waks devint Michał Waszyński, un metteur en scène de cinéma très prolixe, qui réalisa une quarantaine de films dans les années 1930, en général des comédies et des mélodrames, ce qui correspondait au quart de la production nationale ! Bien aimé du public et plutôt méprisé des critiques, il tourna pourtant en 1937 le fameux Dibbouk, considéré encore aujourd’hui comme le plus beau film en yiddish, tourné avant la seconde guerre mondiale.

Les cousins Lesman, les poètes Bolesław Leśmian[3] et Jan Brzechwa[4] furent plus inventifs et suivirent une démarche bien plus sophistiquée ! Le premier introduisit dans son nom quelques minimes modifications en utilisant les particularités de l’orthographe polonaise riche en petits signes diacritiques qui changent non seulement la graphie et la prononciation des mots, mais soulignent aussi leur polonité. Le pseudonyme de son parent Jan Wiktor est absolument imprononçable pour des étrangers ! Mais il ne s’agit pas d’un alignement hasardeux des consonnes chuintantes et gutturales, il a une signification bien précise, car il désigne l’empennage, c’est-à-dire les plumes à l’extrémité d’une flèche qui lui assurent la stabilité.

Encore un Ford !

Il existait encore une troisième possibilité : l’emploi d’un nom complètement nouveau pour signifier une rupture totale aussi bien avec le monde polonais qu’avec le monde juif. C’était le cas d’Aleksander Ford, né comme Moyshe Lifshitz. Le choix d’un tel pseudonyme n’était évidemment pas accidentel. Il s’agit d’un nom anglo-saxon, et à l’époque, aux États-Unis il y avait déjà deux Ford, bien célèbres, l’industriel Henry[5] et le cinéaste John[6]. De plus, en choisissant le prénom Aleksander, le jeune homme voulait probablement s’affirmer, en signifiant qu’il serait le meilleur, le plus grand, qu’un jour il jouerait les premiers rôles dans le domaine qu’il allait choisir.

Mais qui était-il ce Moyshe Lifshitz alias Aleksander Ford, considéré déjà avant la guerre comme un metteur en scène très prometteur et qui pendant une bonne vingtaine d’années après la guerre portait le surnom de « tsar du cinéma polonais » avant d’être forcé de quitter la Pologne pendant la campagne antisémite de 1967-69. Il était l’un des créateurs de l’École polonaise du cinéma devenue célèbre pendant la période du « dégel » politique (1955-1960) quand de jeunes metteurs en scène, souvent ses anciens étudiants, comme Andrzej Munk, Andrzej Wajda ou bien Roman Polanski obtenaient une notoriété internationale.

Il est né le 24 novembre 1907 (mais parfois on mentionne l’année 1908) à… Suivant les sources nous trouvons trois villes Varsovie, Kiev et Lodz[7]. J’ai même trouvé encore deux lieux, cités plus rarement, Lvov et une bourgade anonyme aux confins de l’Ukraine actuelle. Ces approximations géographiques témoignent surtout de certains traits du caractère de Moyshe Lifshitz/Aleksander Ford qui était une personnalité secrète et complexe et qui aimait s’entourer de mystère.

Comme Kiev est la ville le plus souvent citée, choisissons donc la capitale ukrainienne, quittée d’ailleurs par les Lifshitz, une famille de cinq enfants, lorsque Moyshe était un tout petit garçon. Son père Daniel, ouvrier de son état, décida de déménager pour Lodz, un centre d’industrie textile en plein développement. La ville était souvent appelée le « Manchester de l’Empire russe » et Daniel Lifshitz y obtiendra effectivement un poste de contremaître avec un bon salaire. Cette installation était prémonitoire, car des décennies plus tard, Lodz deviendra le grand centre cinématographique de la Pologne communiste, avec ses studios et surtout sa célèbre École nationale supérieure de cinémal’une des plus importantes d’Europe.

Aleksander Ford n’aimait pas parler de son enfance, il ne laissait échapper que des bribes de souvenirs en évoquant un appartement sombre, avec fenêtres au ras du sol : pendant le dîner, il pouvait voir les pieds de passants. Dès qu’il avait un peu d’argent, il se précipitait dans un cinéma ; c’était encore l’époque des films muets et un pianiste accompagnait les images. Il est presque certain qu’il eut l’occasion de voir les westerns de John Ford, son futur homonyme… Il avait suivi une scolarité tout à fait normale, il a même commencé ses études au lycée que son père pouvait payer grâce aux économies constituées depuis des années. Il rêvait pour ses enfants d’une vie plus facile, espérant d’avoir parmi ses rejetons un médecin ou un avocat…

Mais Daniel Lifshitz ne verra jamais l’aboutissement de ses rêves, il mourra en 1923, son fils ayant à peine 16 ans. Visiblement, le père était le ciment de cette famille qui se décomposa très rapidement après sa mort. Le jeune Moyshe se prit rapidement en charge. Pendant une courte période il travaillera dans la même usine où son père trimait pendant plusieurs années. Mais au bout de quelque temps il décida de partir pour Varsovie, espérant que la vie dans la capitale lui donnerait sa chance. Au début, pour survivre il avait travaillé dans un atelier textile dont le propriétaire connaissait vaguement son père. Son salaire n’atteignait même pas celui qu’il avait à l’usine…

Le rêve à portée de main…

Sa vie changea lorsqu’il fut engagé dans un magasin qui vendait du matériel photographique et où il y avait un service de location de caméras, d’appareils d’éclairage et de tables de montage pour les studios de cinéma. Cet endroit devint pour lui une école du métier, il se forma sur le tas. Il passait des nuits entières à coller la pellicule. Plus tard les critiques souligneront toujours la qualité des montages dans ses films.

Plus tard, Aleksander Ford aimait bien raconter qu’il avait étudié l’histoire de l’art à l’Université de Varsovie tout en suivant des cours au Conservatoire, chez le grand metteur en scène Léon Schiller. La vérité est un peu plus complexe ; il n’avait pas pu s’inscrire à l’Université car il n’avait pas son baccalauréat. Néanmoins, il avait suivi pendant quelques années les cours à l’École des Beaux-Arts dans l’atelier du professeur Tadeusz Pruszkowski[8], devenu son maître. L’École offrait un large éventail de cours d’un très bon niveau pour des personnes comme lui : sans diplôme, mais qui voulaient étudier et approfondir leurs connaissances.

Tadeusz Pruszkowski était très aimé par ses collègues et ses étudiants. En 1930 il deviendra même le recteur de l’École des Beaux-Arts qui, sous sa direction, va changer de statut en devenant une « Académie ». Héros de guerre, né dans une famille aristocratique très riche, il pouvait faire des envieux avec ses voitures de courses et son avion privé qu’il pilotait lui-même. Il était un enseignant exigeant, mais aussi très ouvert aux opinions des autres. Tous les témoignages de l’époque attestent de sa grande gentillesse et de sa générosité, il aidait volontiers ses étudiants, surtout ceux qui avaient une vie difficile, comme Moyshe Lifshitz, étudiant sérieux, attentif et inventif. Il présenta, comme le règlement exigeait, un mémoire consacré aux influences picturales dans le cinéma. Il soutenait le point de vue qu’il s’agissait d’un art nouveau qui allait modifier notre regard sur le monde. Il eut une excellente note et le professeur semblait très intéressé par son approche, basée sur la valorisation de la vie quotidienne, ce qui impliquait le refus de tourner en studio, ce qui était la norme de l’époque. Dans son mémoire Moyshe Lifshitz insistait sur l’importance des prises de vue en extérieur et l’emploi d’acteurs non professionnels. D’autre part le réalisateur devait placer ses héros dans leur milieu, montrer le contexte social qui les entourait, sans les juger.

Depuis des années, tous les étés, le professeur Pruszkowski invitait un groupe à Kazimierz Dolny[9] dans sa belle villa pour les faire travailler en plein air. Probablement en 1926, influencé par son étudiant si assidu, il proposa même de tourner un film intitulé Un pendu heureux ou la Californie en Pologne, en prenant à sa charge tous les frais. Moyshe Lifshitz était ravi de cette expérience d’autant plus que pendant le tournage il cumulait les fonctions d’opérateur, de monteur et de scénariste sous l’œil attentif de « Prusz »[10]. Les participants, tout en s’amusant, apprirent quelques rudiments de cet art, tout nouveau pour eux, mais le film n’eut pas beaucoup de succès auprès des spectateurs. À vrai dire, cet échec n’affecta ni les étudiants, ni le professeur. Ils étaient prêts à recommencer, évidemment en premier lieu Moyshe Lifshitz qui commençait déjà à utiliser le pseudonyme d’Aleksander Ford.

Tout au long de sa vie, il avait une dent très dure envers ses collaborateurs, les journalistes, les critiques de cinéma, mais il parlait toujours avec beaucoup de tendresse de « Prusz », en regrettant sa mort tragique pendant la guerre. Cet étudiant atypique aimait bien l’ambiance de l’École des Beaux-Arts et avait continué pendant des années à fréquenter les clubs et les soirées estudiantines où il fera d’ailleurs la connaissance de sa future femme, Olga Mińska, étudiante en histoire de l’art, qui venait d’une famille juive assez fortunée. D’après les témoignages, elle était très jolie et avait énormément de charme ; ce couple détonnait parfois, car Aleksander, surnommé Olek par des amis, était loin d’être un Adonis. Et pourtant il avait beaucoup de succès auprès de femmes.

Le professeur Pruszkowski suivait attentivement l’évolution de cet étudiant, passionné par le cinéma, et deux ans plus tard, en 1928, l’aida à réaliser son premier court-métrage. Il régla la note pour la pellicule et tout le matériel du tournage du film intitulé À l’aube. Cette fois-ci les critiques seront élogieuses, notant l’originalité du scénario, l’utilisation remarquable de la caméra et la finesse du montage. Au centre se trouvait Varsovie à la pointe du jour, quand la nuit s’en va déjà, mais le soleil n’est pas encore levé. Le regard du metteur en scène s’était attardé un moment sur le petit peuple de la capitale, ses ouvriers, ses vendeurs de journaux, ses éboueurs… Il aimait bien montrer les grandes villes où la vie s’écoulait avec un rythme rapide et où des problèmes sociaux étaient exacerbés. Ces caractéristiques, nous les trouvons aussi dans son film de 1930 le Pouls du Manchester polonais, consacré à Lodz, la ville de son enfance, et dans la Naissance d’un journal, tourné à la même époque. C’était un début très prometteur et Moyshe Lifshitz /Aleksander Ford espérait pouvoir tourner bientôt son premier long métrage. Il faut constater que ses documentaires montraient bien son engagement social et tout logiquement au début des années 1930, Aleksander Ford rejoignit le Parti communiste polonais, interdit alors en Pologne. Il y avait à l’époque une sorte de romantisme d’en faire partie et de nombreux jeunes eurent la même démarche. On pourrait citer encore un autre exemple, bien plus spectaculaire, celui du poète Władysław Broniewski (1897-1962) ; en 1920 il prit part à la guerre contre l’Union Soviétique et combattit avec courage l’Armée rouge. Pour ces faits d’armes il reçut la croix d’argent de l’ordre de Virtuti Militari, la plus haute distinction militaire polonaise. Or, mécontent de la situation politique dans le pays, il rejoignit le parti communiste dès les années 1920 !

La Mascotte (1930)

En 1930 le jeune metteur en scène tournera enfin un « vrai » film, intitulé la Mascotte qui racontait l’histoire d’un joueur invétéré qui avait hérité d’une statuette, une sorte de porte-bonheur, tant en jeu qu’en amour. Cette trame permit à Alexandre Ford de montrer les différents quartiers de la capitale qu’il connaissait bien, mais avec des approches différentes. Malheureusement, ce film, comme d’ailleurs la plupart des films de Ford, tournés en Pologne avant la guerre, disparaîtront dans la tourmente ; il ne reste que quelques photos du héros, joué par le très photogénique Jerzy Dal-Atan.

Après ses court-métrages et la Mascotte vint son premier grand succès en 1932 avec la Légion de la rue où il appliqua les préceptes, présentés autrefois dans son mémoire.

L’œuvre montrait la vie des jeunes vendeurs de journaux qui, tels des oiseaux, s’abattaient sur la ville dès la parution de la nouvelle édition. Ils étaient si vivants, si sympathiques ! Pour vendre un exemplaire supplémentaire ils étaient capables de prendre beaucoup de risques. Le personnage principal, Józek, rêvait d’avoir un vélo pour supplanter ses concurrents ; il a besoin d’argent pour payer l’opération de sa mère malade. Il arrive à gagner le vélo dans un concours, organisé par un journal, ce qui donne un happy-end, apprécié par des spectateurs. Ce film parlant était plein de mouvement, de rythme, ce n’était plus du théâtre filmé dans le studio avec des acteurs connus ; Ford avec sa caméra est sorti dans la rue pour suivre ses personnages, joués souvent par des acteurs non professionnels. Dans les années 1930 il utilisait déjà des techniques prônées par des metteurs en scène italiens du néoréalisme après la guerre. Les critiques et les spectateurs étaient séduits par toutes ces nouveautés et le film fut reconnu comme le meilleur de l’année par un jury des professionnels ! AS

(à suivre)

Ada Shlaen, MABATIM.INFO

Prochain article :
« Aleksander Ford, Consécration et déclin (2/2) »


[1] Les Juifs s’étaient étable en Pologne dès le Xᵉ siècle, mais leur installation devint plus massive à partir du XIIIᵉ à cause des expulsions d’Europe occidentale. Ils y avaient alors une autonomie culturelle et profitaient d’une certaine aisance économique.
[2]Ce chiffre correspond approximativement à 10 % de la population totale.
[3] Bolesław Lesman dit Bolesław Leśmian (1877-1937). Né dans une famille cultivée, avec un grand-père rabbin et un père éditeur, le futur poète reçut une formation de juriste. Il débuta en 1895, et à partir de 1897 il adopta son nom polonisé. On peut le rattacher au courant symboliste ; Czesław Miłosz, prix Nobel de littérature de 1980, qui enseignait la littérature polonaise à l’université de Stanford, disait qu’il était « l’un des plus grands phénomènes de la littérature européenne moderne ».
[4] Jan Wiktor Lesman dit Jan Brzechwa (1898-1966) est né dans la famille d’un ingénieur. Comme son cousin, qui trouva d’ailleurs son pseudonyme, il a fait des études de droit et était même un spécialiste réputé dans le domaine des droits d’auteur. Il écrivait surtout pour des enfants et ses poèmes restent très populaires encore de nos jours. Certains poèmes ont été utilisés comme scénarios pour des dessins animés.
[5] Henry Ford (1863-1947) Cet industriel, fondateur de la marque d’automobiles qui porte son nom, créa un mode de production en série (le travail à la chaîne), basé sur le principe d’assemblage, qui révolutionna l’industrie américaine et mondiale au début du XXᵉ siècle. Malheureusement il était aussi connu comme un antisémite notoire !
[6] John Ford (1894-1973) Ce grand metteur en scène avait débuté pendant la période du cinéma muet et restera à jamais l’auteur des grands westerns comme la Poursuite infernale ou la Prisonnière du désert. Il a reçu l’Oscar à quatre reprises, record jamais égalé.
[7] Je me permets d’indiquer l’orthographe polonaise « Łódź » qui fait partie des mots que des étrangers n’arrivent pas à articuler, surtout à cause de la graphie « Ł », qui se rapproche du « w » en anglais.
[8] Tadeusz Pruszkowski (1888-1942). Ce peintre, né dans une famille noble, avait commencé ses études à l’École des Beaux-Arts de Varsovie, et les a poursuivies à Paris. À partir de 1911 il exposait régulièrement ses œuvres dans la grande galerie de Varsovie Zachęta. Il combattit sur le front dans les légions polonais entre 1915 et 1917 et ensuite se consacra entièrement à la peinture et à l’enseignement. Pendant la guerre il resta à Varsovie et aida ses amis juifs. Arrêté par des Allemands, il fut exécuté lors d’une tentative de fuite.
[9] Kazimierz Dolny en yiddish la ville s’appelle קוזמיר et elle était depuis le XVᵉ siècle un centre très important de la vie juive en Pologne. Michał Waszyński tourna son Dibbouk à Kazimierz. En 1939 près de 50 % de la population de 5000 personnes était composée de Juifs.
[10] C’était le surnom du professeur, formé avec la forme abrégée de son nom.

Un commentaire

  1. J’ai tout de suite reconnu le style concis objet d’un profond travail de Ada Shlaen: J’attend avec impatience la suite promise

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