Richard Rossin, et « Les Filles d’Israël »

Liliane Messika : Cette ITW a pour cadre la sortie de ton dernier livre : Les filles d’Israël. Mais avant, j’aimerais te faire connaître aux internautes.

Certains voient en toi le chirurgien, d’autres l’ancien secrétaire général de Médecins sans Frontières, ceux qui te prennent en cours de route te connaissent comme l’un des fondateurs de Médecins du Monde, d’un Bateau pour le Vietnam ou de Urgence Darfour, d’autres encore t’admirent comme un des principaux acteurs de l’opération Moïse… Et puis il y a ceux qui ont lu tes chroniques incisives dans Causeur, Tribune Juive, Libé ou Cairn, ou tes livres, les ouvrages politiques et les autres, notamment ce docufiction appelé Noces à Canaan, paru en 2007. Et puis les poèmes…

Tu leur racontes, ta vie, ton œuvre… ?

Richard Rossin : J’ai un parcours éclectique et atypique. Les missions humanitaires me viennent immédiatement à l’esprit. Il y en a eu beaucoup, aux quatre points cardinaux, de la Pologne au Sahara espagnol, de la Thaïlande au Soudan… Mais celles qui m’ont marqué au plus profond, sont au nombre de trois.

D’abord, il y a mon plus beau cadeau de mariage : j’ai été envoyé en Ethiopie par l’American Association for Ethiopian Jews. C’était une initiative qui préfigurait l’opération Moïse. Nous avons réussi à faire sortir quelques Falachas, une quinzaine, qui sont arrivés à Paris précisément le jour de mon mariage : le 20 mai 1983. Après, nous avons monté l’opération elle-même, allant chercher les réfugiés depuis les camps de Guedaref à la frontière, les transportant en véhicules légers sur les 450 km jusqu’à Khartoum, puis en avion jusqu’à Tel Aviv, via Rome, Bruxelles Le Caire ou Bâle… Je leur faisais des faux papiers. Nous en avons libéré environ 8000.

Une autre mission, dont je garde un souvenir impérissable est antérieure à la libération des Falachas. « Un bateau pour le Vietnam », c’était en 1979, juste après la scission de Médecins sans frontières. Le navire-hôpital s’appelait « Ville de lumière ». Nous étions basés en mer de Chine, face à la Malaisie, sur une île qui avait à peu près la surface du Champ de Mars. Et là-dessus, 42.000 réfugiés, certains, malades, vivaient dans des conditions inimaginables. 42.000 personnes, c’était la population de Saint-Raphaël à l’époque. La promiscuité, la maladie… Les États occidentaux venaient sélectionner ceux qu’ils prenaient. Giscard freinait… Tout ça sous le regard des Malais, citoyens d’un État musulman, qui n’appréciaient pas du tout notre action…

Et puis le Darfour, dans lequel je suis toujours très investi. J’ai participé à la création du Comité Urgence Darfour, avec BHL, André Glucksmann, Jacky Mamou, Huguette Chomski-Magnis, Pierre Bernheim, Serge Farnel et beaucoup d’autres.

Notre objectif était d’abord de faire cesser au plus vite les exactions, crimes et massacres racistes commis contre les civils noirs du Darfour par le gouvernement soudanais et les milices arabes Janjaweed, de rapatrier les survivants sur leurs terres en mettant en place toutes les dispositions nécessaires à l’acheminement de l’aide alimentaire et à la reconstruction de leur agriculture dévastée par les milices et enfin, de faire arrêter et juger les responsables des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et actes génocidaires. J’avais été le premier à y entrer clandestinement.

Pour cela, nous nous voulions nous appuyer sur l’opinion publique et sur les médias. C’est là que l’aide de BHL a été déterminante, par son extraordinaire effet caisse de résonance. J’avais été le premier à entrer clandestinement dans le pays. Après avoir suivi la même filière que moi, BHL a fait preuve d’un grand courage et d’une rare élégance : il a abandonné au Mouvement de Libération du Soudan les honoraires de toute la série d’articles qu’il a écrits, sur sa virée clandestine au Darfour, quels que soient les supports ou les pays qui les ont publiés.

LM : Tu n’es pas épuisé, de tout ce militantisme ?

RR : Si ! Bien sûr. Ça fatigue de militer. Surtout que j’ai commencé en 1973, ça fait… whaou ! presque 50 ans ! Mais j’avais pris un peu de recul après les Falachas : je me suis marié, j’ai dû m’installer professionnellement, je voulais m’occuper de ma famille, de mes enfants… C’est le Darfour qui m’a rattrapé.

LM : Et ton judaïsme, là-dedans ?

RR : Je fais partie de ces jeunes juifs qui sont nés après la guerre. Pour nos parents, nous inscrire dans une identité juive, c’était pratiquement nous envoyer à la mort. Alors je ne connaissais rien à rien quand, à 15 ans, en 1964, je suis quand même allé faire un voyage de découverte en Israël. Un voyage initiatique. Je n’avais jamais entendu une seule des chansons que les autres entonnaient spontanément, j’ignorais tout de l’histoire du pays et de l’histoire juive en général, je n’avais jamais célébré une fête religieuse… Mais je suis tombé amoureux d’Israël. Dès ce voyage-là, j’ai décidé de faire mon alyah.

Je suis un inconditionnel de la France, qui est ma matrice culturelle, à qui je dois mon éducation, ma culture… J’y ai été très heureux. Les Juifs ont pu y être très heureux. Mais la passion, je l’ai eue pour ce pays où je suis allé ensuite, comme volontaire au kibboutz Tseelim, dans le Néguev, en 1973, et où je vis maintenant depuis 2016.

LM : Pourquoi si tard ?

RR : Il y a eu deux rendez-vous manqués : la première fois, j’ai fait comme mes petits camarades à qui leurs parents disaient « Passe d’abord le bac ». Mais peu après cet autre passage initiatique, mon frère aîné, est décédé. Son décès m a incité à faire médecine. Je suis resté pour soutenir mes parents et, j’ai décidé d’être médecin. J’ai quand même fait de fréquents séjours en Israël et me suis lié d’amitié avec Simon Burstein, qui était chef de service en anesthésie-réanimation à l’hôpital Rambam de Haïfa. En 1980, ou 82, il est venu à Paris pour une raison familiale, et je l’ai croisé à la Pitié-Salpêtrière. Il m’a parlé d’Israël et m’a tenté en me disant qu’on avait besoin de moi et de ma spécialité, qui était l’orthopédie pédiatrique. J’étais enthousiaste, mais ma fiancée de l’époque n’a rien voulu entendre, alors j’ai raté aussi ce deuxième rendez-vous.

Finalement, j’ai fait mon alyah tout seul. Ma femme et mes grands enfants (le plus jeune a 31 ans) sont encore en France. Ils m’en ont beaucoup voulu et ne m’ont pas adressé la parole pendant un an et puis ça s’est tassé : ils me manquaient, mais je leur manquais aussi. Ils savent que j’ai toujours assumé mes choix !

LM : Parlons de ton dernier livre. Les filles d’Israël sort le 10 décembre chez Sens & Tonka & Cie. C’est le cadeau idéal, plus beau qu’un camion, plus intelligent qu’un quizz du Figaro, plus esthétique que toute la production de L’Oréal et aussi poétique que Le petit prince.

D’abord le fond : Les filles d’Israël sont les matriarches et des personnages de la Bible, mais pas seulement. Comment as-tu fait les choix ? Et la forme. Qui choisit ? Comment ça se passe ? On te propose des formes et tu cales ton texte dessus ou tu fais les deux en même temps ? Ou bien tes textes sont-ils adaptés à des formes en post-production ?

RR : Dans mon parcours éclectique, je me suis remis à écrire. J’ai recommencé à publier dans les années 2000. En 2016, j’avais écrit un certain nombre de poèmes autour des lettres hébraïques. Cela s’appelait Aleph-Bet que je ne lui avais pas proposé, je ne le connaissais pas.. Évidemment je ne trouvais pas d’éditeur, jusqu’au jour où je suis tombé sur des gens formidables, qui ne connaissaient rien à Israël, à l’hébreu ou au judaïsme, mais qui ont adoré mes textes. Ils ont publié celui-ci et le suivant, qui s’intitulait Le silence s’honore, que l’oulipo (ouvroir de littérature potentielle), a qualifié de « premier oxymore homophonique. » Il faut le lire à voix haute, car entre la version écrite enregistrée par les yeux et le son qui correspond, certains vers peuvent avoir jusqu’à cinq sens différents.

Un jour, il y a dix ans, j’ai été invité, à Paris, par un éditeur de luxueux ouvrages aux couvertures de cuir. Il s’appelait M. Israël. C’était un mois de juillet. Son atelier était juste en face de l’immeuble où avait vécu mon grand-père. C’est dire si la charge émotionnelle était lourde…

En introduction, l’éditeur m’a dit regretter d’avoir raté mon Aleph-Bet… que  je n’avais jamais pensé à lui proposer.

Il m’a offert de lui écrire une dizaine de poèmes sur les filles d’Israël. Il voulait le faire préfacer par Shimon Peres, qu’il connaissait bien, et illustrer par son peintre préféré. Sa seule exigence portait sur deux des titres : il voulait que je prenne comme sujets Zivia Lubetkin, résistante du ghetto de Varsovie qui survécut et combattit dans plusieurs guerres d’Israël, et aussi une soldate, sa fille à lui.

Mi-août, j’avais pratiquement fini : il me manquait la moitié de Judith et Tamar. Pendant que j’écrivais, je percevais mentalement des formes associées aux personnages : pour Ruth, j’imaginais la gerbe symbole de la royauté, puisqu’elle est la grand-mère du roi David, pour Deborah, je voyais le Mont Thabor, pour Rachel, son tombeau… Le texte sur Zivia est sur deux pages, la première est consacrée à l’histoire de la Shoah et sa forme est celle des engrenages de l’histoire. La deuxième est la flamme de la liberté.

Quand je suis allé apporter mes textes à l’éditeur, il m’a abondamment félicité, il trouvait le résultat magnifique… mais il ne pouvait pas publier : il déposait le bilan le lendemain matin !

Alors c’est Sens & Tonka qui le publie.

LM : Cette association du fond et de la forme est absolument sublime. Comment cela s’est-il passé ? Tu as photographié tes textes et un designer a reproduit les formes ?

RR : Pas du tout ! J’ai tout écrit sur Word en insérant directement le texte dans la forme que j’avais en tête. Je n’ai jamais joué avec les espaces. J’ai essayé, au début, mais ça ne fonctionnait pas : c’est la forme qui donne le rythme, on ne pouvait pas y intégrer des silences qui n’avaient pas lieu d’y être.

LM : Quel est ton texte préféré ?

RR : Celui sur Zivia est un de mes préférés. Je voulais le faire imprimer sur un parchemin et le lui apporter, car elle habitait un kibboutz de Galilée, mais elle est morte avant la publication. Un jour je le ferai et j’apporterai ça à sa famille. C’était une femme incroyable.

LM : Lequel a été le plus difficile à écrire ?

RR : Celui sur Tamar. Je n’y arrivais pas, ça ne venait pas. J’étais chez moi, à Givat Yeshayahou, j’ai relu l’histoire de Joseph, et notamment celle de son frère Yehuda. Le premier verset de Genèse 38 dit : « En ce temps-là, Yehuda se sépara de ses frères et se rendit chez son ami ‘Hira d’Adullam. » Yehouda était à la recherche d’une épouse, ce sera une cananéenne qui lui donnera trois fils. L’un d’entre eux épousera Tamar, puis mourra sans avoir de descendance. Le second, Onan, égoïste et méchant, refuse d’épouser la veuve de son frère, comme le veulent la tradition et son père. Le troisième fils est trop jeune. C’est pourquoi Tamar se déguise en prostituée pour séduire Yehuda à son insu. Grâce à ce subterfuge, elle enfantera des jumeaux, dont l’un sera l’ancêtre du roi David.

À ce moment précis,  j’ai pris conscience que Adullam, c’était ce que je voyais de ma fenêtre. J’habite en plein cœur de l’Israël biblique, à deux pas de l’endroit où David et Goliath se sont battus. Là, le texte m’a littéralement jailli du cerveau et a atterri sur le papier.

LM : Et moi je te donne les deux phrases qui m’ont le plus touchée : à propos de Ruth la moabite, quand elle arrive en Canaan, tu écris « Nous sommes arrivées au lieu de l’avenir » (page 32) et dans le texte sur Zivia Lubetkin, tu parles des « vieillards de plus en plus jeunes » du ghetto de Varsovie (page 48). J’en ai encore la chair de poule. Merci.

Un cadeau de Hanoukka aussi parfait que celui-ci est rare à trouver : pour 12,50€ on se sent devenir intelligent, tout en contemplant la beauté ! On peut l’acheter en ligne ici. LM♦

2 commentaires

  1. Inconditionnel de Richard, je me procure au plus tôt ce livre. J’en suis d’autant plus impatient que malgré tous ses combats qui lui prennent toujours son temps, Richard nous a rejoint à Dhimmi-Watch. Je te souhaite un grand succès mon ami.
    Klod Frydman

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