
Un héros inconnu, mort à 22 ans, n’a pas eu de sépulture, mais il habite Pierre Lurçat depuis son enfance.
Victor Soskice ne se résume pas à sa biographie
Celle-ci est pourtant impressionnante : né à New York en 1923, ce jeune soldat américain a grandi en France.Élève à l’École alsacienne, il est reparti aux États-Unis en 1940 et s’est engagé dans les rangs de l’US Army. Parachuté en France, il a été décoré de la Silver Star en 1944, du Purple Heart en 1945 et exécuté par les Allemands au camp de concentration de Flossenbürg en 1945.
Pierre Lurçat a voulu enquêter sur cet inconnu, dont la vie a croisé celle de ses proches. Le personnage l’a accompagné, comme un symbole, une absence, un maillon dans une chaîne qui remonte à la révolution russe et s’enracine dans le musée des combattants du ghetto, au kibboutz Lohamei HaGuettaot en Galilée.
Dans la famille du héros, donnez-moi le grand-père
David Soskice est né en 1866 à Berditchev, en Ukraine. Berditchev, c’est le nombril de la steppe et un des berceaux de l’intelligentsia juive du XVIIIᵉ siècle. Patrie de Levi-Yitzhak de Berditchev, un des rabbins légendaires célébrés par Élie Wiesel1 puis, un siècle plus tard, de Vassili Grossman, l’auteur du Guerre et Paix du XXᵉ siècle2, c’est une ville dont les quatre cinquièmes des habitants étaient juifs, au point qu’on la surnommait « la Jérusalem de Volhynie ».
David Soskice a d’abord été un « étudiant juif aux idées radicales, épris de changement », qui voulait écrire l’histoire de son vivant. Deux événements l’ont marqué : la pendaison de trois étudiants accusés d’avoir distribué de la littérature socialiste en 1880 et le pogrom de Kiev en 1881. Il émigre, passe par la France, s’installe en Angleterre et revient en Russie comme journaliste pour le Manchester Guardian.
Journaliste et activiste politique, il a été emprisonné en Russie pour activités révolutionnaires. Cette épreuve initiatique lui a mis le pied à l’étrier pour devenir, juste avant la révolution de 1917, secrétaire d’Alexandre Kerensky, dirigeant du gouvernement provisoire russe.
Pourtant, pressentant que l’avenir radieux aurait les couleurs de la dictature, Soskice repartit en Grande-Bretagne dès la Révolution bolchévique installée dans ses pompes et ses manœuvres.
Dans la famille du héros, il y a aussi le Tonton : Franck Soskice, né en 1902 au Royaume-Uni. Il y a fait souche et l’atavisme l’a poussé vers la politique. C’est lui qui a rédigé le texte abolissant la peine de mort dans son pays.
Dans la famille Héros, le père
Le frère aîné de Franck, Victor, est né en 1895. Il a émigré aux États-Unis, où son fils, Victor Junior a vu le jour. Après le divorce de ses parents, l’enfant a suivi sa mère en France. À Paris, elle s’est remariée. Rossane ex-Soskice a choisi un beau-père de compétition pour Victor Junior : Jean Lurçat était célébrissime. Peintre, sculpteur, céramiste et surtout tapissier, ami de Matisse, Picasso, Braque, Derain et Dufy, auteur d’œuvres monumentales exposées dans les musées du monde entier, il était aussi membre de l’Académie des Beaux-Arts de Paris.
À la déclaration de guerre, les époux Lurçat envoyèrent l’adolescent finir ses études à New York, où vivait son père. Il passa le bac au lycée français en 1941, tomba amoureux d’une Ginette et s’engagea dans l’OSS, beaucoup moins drôle que celle de Jean Dujardin.
Après un sérieux entraînement (mitraillette, parachutisme, transmission, explosifs…) il fut parachuté en France. Il mena à bien une mission de sabotage, mais sur la route du retour, fut arrêté avec trois de ses complices, torturé, emprisonné dans un camp de concentration et exécuté.
On ne connaît l’épilogue de cette courte vie que grâce à l’enquête de Pierre Lurçat, petit-neveu du beau-père de Victor Soskice.
Lurçat-fils découvrit aussi que la Ginette de Victor était devenue LA Ginette Raimbault, psychiatre, psychanalyste, élève de Lacan et auteur d’ouvrages qui font autorité sur le deuil et l’enfance.
Les pipoles d’aujourd’hui se rencontrent sur Twitter et échangent des invectives.
Les héros d’hier avaient une âme emplie de culture classique. Soskice citait Musset avant de partir en mission :
« Celui qui n’a jamais souffert ne se connaît pas ».
Quand on connaît Victor Soskice, après avoir lu ce livre, on se sent lourd du poids de l’Histoire et de la mémoire. Souhaitons que le souvenir de ce jeune mort idéaliste éclaire encore de nombreux chemins de vie… LM♦

Liliane Messika, MABATIM.INFO
(Texte original dont une version modifiée est parue précédemment sur Causeur)

Victor Soskice
Qui sauve un homme sauve l’humanité
Par Pierre Lurçat
Éditions de l’Éléphant
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1 Élie Wiesel, Célébration hassidique, éditions du Seuil.
2 Vie et Destin, écrit de 1952 à 1960, interdit par le KGB, publié en 1980 en Occident, en Livre de poche.