Israël, la réforme judiciaire et le fantasme de la théocratie 2/3

Déclaration d’Indépendance par David Ben Gourion

Texte de la conférence « Raison Garder » donnée par G-E Sarfati dimanche 7 mai 2023. Pour visualiser la conférence quand elle sera disponible, rendez‑vous ici : Raison Garder – YouTube.
Première partie ici

3.— LUMIÈRES VS HASKALAH

3.1— B. Spinoza et le « Gouvernement des Hébreux »

La tradition hébraïque et rabbinique est non seulement immunisée contre la théocratie au sens où nous l’entendons couramment (soit le pouvoir d’un monarque absolu de droit divin comme ce fut le cas des monarchies féodales en Occident, soit le pouvoir absolu d’un représentant politique de la loi divine dans certaines périodes de l’histoire de l’Islam, sunnite ou chiite), mais elle est encore le creuset conceptuel de la philosophie politique laïque, du principe de la séparation des pouvoirs et de la démocratie, et ceci dix-sept siècles avant le mouvement européen des Lumières.

Bien que le terme même de « théocratie » ait été introduit par un écrivain juif pour qualifier la nature de l’administration judéenne au retour de l’exil de Babylone (il s’agit de Flavius Joseph, qui est le principal témoin du judaïsme antique), cet auteur use de ce terme pour désigner non pas le pouvoir politique des prêtres (puisque dans la tradition hébraïque et juif, ces derniers n’en exercent aucun), mais plutôt le fait que l’édifice collectif puise son unité – sa cohésion et sa cohérence – dans la référence à une loi révélée (on parle alors de l’hétéronomie de la loi).

C’est avec la même intention que Spinoza, qui n’est pourtant pas suspect de sympathie pour le judaïsme rabbinique, réévalue – dans le Traité théologico-politique (1670)- l’apport de ce qu’il appelle « la monarchie des Hébreux », pour en faire l’éloge, car il y discerne à la fois la véritable origine de la séparation des pouvoirs et de la démocratie. Voici ce qu’écrit Spinoza :

« Dans cet État (l’État des Hébreux), le droit et la religion qui […] ne consiste que dans l’obéissance à Dieu, étaient une seule et même chose. […] Pour cette cause, cet État a pu être appelé une Théocratie : parce que les citoyens n’étaient tenus par aucun droit, sinon celui que Dieu avait révélé. Il faut le dire, cependant, tout cela avait plutôt la valeur d’une opinion que d’une réalité, car en fait les Hébreux (…) conservèrent absolument le droit de se gouverner1; cela ressort des moyens employés et des règles suivies dans l’administration de l’État. Puisque les Hébreux ne transfèrent leur droit à personne d’autre, que tous également, comme dans une démocratie, s’en dessaisirent et crièrent d’une seule voix : Tout ce que Dieu aura dit nous le ferons (sans qu’aucun médiateur fut prévu). Tous en vertu de ce pacte restèrent entièrement égaux ; le droit de consulter Dieu, celui de recevoir et d’interpréter ses lois, appartint également à tous et d’une manière générale, tous furent également chargés de l’administration de l’État »2

Cette perspective a déterminé la philosophie politique des Lumières, elle a été largement reprise, notamment en contexte protestant ou anglican, pour avancer les thèses de la monarchie constitutionnelle ou celles plus radicales du contrat social. C’est ce que rappelle Eric Nelson dans son récent ouvrage3 intitulé : La République des Hébreux. Les sources juives et la transformation de la pensée politique européenne.

3.2— Le Sionisme ou l’émergence d’une philosophie politique juive

Ceci étant posé, il est conséquent de se demander pourquoi l’État d’Israël, qui a élaboré sa propre philosophie politique (le sionisme) à l’intérieur des cadres de la philosophie des Lumières s’écarterait, ou risquerait de s’écarter de ce qui constitue en propre la vision hébraïque et juive du pouvoir ? Comme nous le voyons, à l’occasion de ce panorama, cette hypothèse n’est pas seulement invraisemblable, elle est également inepte.

Aussi, l’émergence du sionisme, en tant qu’expression moderne de la pensée juive, est indissociable des acquis de l’émancipation individuelle, elle-même liée à l’esprit des Lumières, y compris de la Haskalah qui en est la version juive.

En effet, les trois principales conceptualisations du sionisme véhiculent toutes le principe de l’auto-détermination, héritée du printemps des peuples (1848) : qu’il s’agisse de M. Hess (1864- Rome et Jérusalem), de L. Pinsker (1882, Auto-émancipation), et de T. Herzl (1896, L’État des Juifs), ces trois grands creusets du sionisme s’inscrivent dans l’idéal démocratique de la forme de l’État nation. Moses Hess, le premier, considère que la philosophie politique juive constitue la dernière expression historique de « la question nationale ».

Sur le plan organisationnel, il en va de même : Les premiers congrès sionistes concilient la diversité des opinions et la pluralité des provenances, là encore c’est le principe de la démocratie représentative et du débat, comme forme régulatrice de l’élaboration collective, qui préside à la recherche des solutions et des buts communs. Que ce soit la Conférence de Kattowice (qui regroupe en Nov. 1884 les délégués et tendances diverses des Amants de Sion), ou plus tard le premier Congrès de Bâle (fin août 1897), c’est le principe du vote, suivi de la conciliation des points de vue à la majorité, qui prévaut. Cela ne va évidemment pas sans tension, mais ce sont ces mêmes principes qui conditionnent la formation des institutions futures de l’État d’Israël, ainsi que l’organisation de sa vie collective, sous le rapport de l’État nation parlementaire, reflet du pluripartisme, et appuyé, comme dans l’Antiquité hébraïque, sur la séparation des pouvoirs.

Voudrait-on chercher du côté des formations du sionisme religieux la moindre de trace d’autoritarisme ou de théocratie, qu’il faudrait pour cela se livrer à un minutieux travail de falsification des faits et des documents.

Il faut ici rappeler que ce sont deux rabbins qui ont été les premiers théoriciens du sionisme politique : Yehuda S. Alkalaï (1857, Goral lé Adonaï) et Zvi H. Kalisher (1843/1871, Sefer emounah yeshara). Les deux défendent l’idée laïque d’un État pour les Juifs, considérant que l’octroi des droits civiques accordés aux Juifs est seulement une première étape en vue du rassemblement des exilés.

Lorsque le Rabbin Jacob Reines fonde le Mizrahi (Mercaz Ruhani)4 à Vilna en 1902, il soutient le principe d’une coopération étroite avec les sionistes marxistes du Poalé Zion, et intègre plus tard l’OSM, dans l’intention d’apporter la contribution du judaïsme orthodoxe à l’œuvre d’édification collective. A aucun moment, Reines n’a défendu l’idée théocratique. Tout le monde connaît ici l’œuvre du rabbin Abraham HaCohen Kook, et le rôle positif que joua le syndicat Hapoel Hamizrahi au sein du syndicat national des travailleurs, la Histadrut. Le Mizrahi sera encore l’allié du Mapaï à partir de 1933, lorsque le Mapaï deviendra hégémonique au sein de l’OSM. Je rappelle enfin, que nombre des dirigeants du Mizrahi étaient issus de l’enseignement de Hayyim de Volozhyne (le principal disciple du Gaon de Vilna), dont la pensée est un maillon fondamental dans la genèse du Mouvement du Musar, à partir de 1840 et jusqu’à nos jours.

3.3— Le sionisme étatique et le statut de la « théocratie »

Chez les penseurs sionistes, qui sont tous des fils de la Haskalah, l’inspiration politique dérive de la sécularisation de l’idée rabbinique du « retour à Sion », omniprésente dans le Tanakh et dans les différents versants du corpus de la loi orale.

Voici ce que dit le plus influent d’entre eux, T. Hertzl écrit dans L’État des Juifs (chap. 3, The society of Jews et l’État juif), dans un paragraphe précisément intitulé « Théocratie ». Il a sans doute déjà à l’idée de prévenir ce qui se produit de nos jours, une situation de confusion notionnelle/culturelle, dans l’esprit même des Juifs :

« Aurons-nous donc à la fin une théocratie ? Non ! Si la foi nous maintient unis, la science nous rend libres. Par conséquent, nous ne laisserons point prendre racine aux velléités théocratiques de nos ecclésiastiques. Nous saurons les maintenir dans leurs temples, de même que nous maintiendrons dans leurs casernes nos soldats professionnels. L’armée et le clergé doivent être aussi hautement honorés que leurs belles fonctions l’exigent et le méritent. Dans l’État qui les distingue ils n’ont rien à dire, car autrement ils provoqueraient des difficultés extérieures et intérieures. Chacun est aussi complètement libre dans sa foi ou dans son incrédulité que dans sa nationalité. Et s’il arrive que des fidèles d’une autre confession, des membres d’une autre nationalité habitent chez nous, nous leur accorderons une protection honorable et l’égalité des droits. »5

Il en va de même, à près d’un demi-siècle d’intervalle, dans la pensée politique de V. Jabotinsky. Dans le Préambule de la Constitution de la Nouvelle Organisation Sioniste, crée le 25 avril 1935, Jabotinsky, qui a le souci de faire une place à l’héritage du judaïsme historique écrit ceci6 :

« L’objectif du sionisme est la rédemption d’Israël et de sa terre, la renaissance de sa royauté et de sa langue et l’enracinement des principes sacrés de sa Torah dans sa vie nationale. »

Il explicite la signification de cette proposition, dans une lettre à son fils Eri (lettre datée du 14 sept. 1935) :

« Tous conviendront qu’il existe dans la Torah des principes sacrés, et qu’une chose sacrée mérite d’être enracinée. Mais d’autre part ces choses sacrées concernent précisément les questions morales, c’est pourquoi même un athée peut les partager en tant qu’athée, mais alors pourquoi les enraciner sous l’étiquette de la religion ? C’est là que réside l’essentiel du débat à mon avis. Il est tout à fait possible de fonder un système moral sans aucun lien avec la présence divine : c’est ce que j’ai fait durant toute ma vie. Mais je suis maintenant convaincu qu’il vaut mieux considérer les principes éthiques en relation avec le mystère échappant à la compréhension humaine, ne serai-ce que par « politesse » (- par égard-), car la Bible hébraïque est en effet leur source première, et pourquoi faudrait-il cacher ce fait ? »

Que veut dire Jabotinsky ?

D’une part que la rédemption d’Israël est indissociable de la renaissance de sa culture, d’autre part que sa culture est faite de tout le patrimoine biblique qui a conféré au peuple d’Israël son identité, et orienté son histoire. Enfin, que le sionisme, tout en étant séculier, et en grande partie porté par des milieux sécularisés, voire athées, n’en assume pas moins les principes premiers de la tradition hébraïque et rabbinique. Quant à ce qui fait l’essentiel de ces principes, il s’agit de prendre au sérieux le fait que l’État d’Israël ne saurait sans déroger à sa raison d’être s’édifier dans le renoncement à ces principes. S’il le faisait, il liquiderait son caractère juif. Or c’est pour protéger le Peuple juif avec ses principales caractéristiques identitaires que le sionisme a affirmé la nécessité de la rédemption d’Israël.

Comme nous le comprenons, le sionisme – fût-il athée, fût-il porté par le processus de sécularisation – repose sur un personnalisme qui constitue l’apport premier de la culture hébraïque et juive à la civilisation. C’est cela que l’État d’Israël entend défendre, justifier et protéger, c’est cela que l’État des Juifs entend préserver et développer au milieu des nations, sans se laisser dicter sa propre définition par les nations, comme ce fut le cas au long de deux millénaires d’exil et de persécutions, dont les dernières ont directement menacé son existence physique.

3.4— Nouvelle mise au point sur la théocratie

Nombre de contributions récentes sur le caractère juif de l’État d’Israël (à commencer par celle, classique, de Claude Klein7), sont encore et encore l’occasion d’une mise au point sans appel sur la notion de théocratie, et son lien avec le sionisme.

Voici ce qu’écrivent Claude Franck et Michel Herszlikowicz8 dans leur étude sur le Sionisme :

« L’État d’Israël n’est pas une théocratie, car le pouvoir politique n’y est exercé ni par un souverain représentant Dieu sur terre, ni par un gouvernement placé sous l’autorité des prêtres. La religion ne participe pas à la direction immédiate de l’État. Le judaïsme, bien que jouissant d’un statut protégé, n’est pas une religion d’État. Il ne bénéficie d’aucune exclusivité en Israël, où toutes les religions sont reconnues égales par la Déclaration d’indépendance. L’État n’intervient pas dans la désignation des autorités religieuses (rabbins, évêques ou cadis), mais se borne à les reconnaître. Celles-ci voient leurs décisions soumises au contrôle de la Cour suprême lorsqu’elles portent sur des problèmes de statut des personnes. La religion demeure, en effet, un des fondements du statut civil, car les autorités religieuses sont compétentes en matière de mariages et de divorces. »

Comme nous le constatons, ce texte fait référence au rôle précis de la Cour suprême, mais ce texte a été publié en 1993, soit à une époque où la « réforme constitutionnelle du juge Aaron Barak » n’avait pas encore engagé cette institution sur la voie de l’activisme politique. G-ES

Georges-Elia Sarfati, MABATIM.INFO
Philosophe, linguiste, psychanalyste, traducteur.
Directeur de l’Université Populaire de Jérusalem. Docteur en études hébraïques et juives

À suivre :
Israël, la réforme judiciaire et le fantasme de la théocratie 3/3


1 C’est nous qui soulignons.

2 Cf. Traité théologico-politique, Chap. 7 : ‘’De l’État des Hébreux et de son excellence’’, p. 283, trad. fr. Ch. Appun, Garnier-Flammarion.

3 La République des Hébreux. Les sources juives et la transformation de la pensée politique européenne, Ed. Le Bord de l’eau, Col. « Judaïca », 2022.

4 Mot à mot : Le Centre Spirituel.

5 In Le Sionisme dans les textes, D. Bourel éd., Paris, Ed CNRS, 2008, pp. 176-177.

6 cf. V. Jabotinsky, Questions autour de la tradition juive, Présentation, traduction et notes par P. Lurçat, Éditions de l’Éléphant, 2021, p.79 et sq.

7 Cf . C. Klein, Le caractère juif de l’État d’Israël, Ed. Cujas, Paris, 1977.

8 Herszlikowicz (pseudonyme du philosophe Michael Bar Zvi), dans leur opuscule : Le Sionisme, Paris, PUF, Col. « Que sais-je ? », 1993, pp. 81-82.

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