
Texte de la conférence « Raison Garder » donnée par G-E Sarfati dimanche 7 mai 2023. Pour visualiser la conférence quand elle sera disponible, rendez‑vous ici : Raison Garder – YouTube.
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4— MODERNITÉ D’ISRAËL : LA DIASPORA/L’ÉTAT D’ISRAËL
La modernité d’Israël et ses enjeux relatifs à la problématique identitaire (Qui est juif ? Comment être juif ? Qu’est-ce qu’être juif ? Mais aussi : quelle est la place du judaïsme en Diaspora, et sa place dans l’État d’Israël, etc.) – cette modernité doit aussi s’évaluer à l’aune de grandes évolutions, si nous voulons nous donner les moyens d’une réponse conséquente.
Je commencerai par situer les choses à partir du pôle diasporique :
L’année 1848, comme révélateur de la modernité : En Europe, à partir de 1848, les communautés juives sont amenées à se situer par rapport aux processus porteurs de la modernité : fin des anciens régimes, lutte pour l’octroi des droits civiques, essor du principe des nationalités, révolution industrielle mettant en cause les liens traditionnels.
C’est à ce moment que le judaïsme – notamment occidental – connaît un nouveau mouvement de différenciation, et que s’affirment les sensibilités doctrinales que nous connaissons toujours au début du 21ᵉ siècle. Refusant tout compromis avec la modernité, le Hatam Sofer (Moses Schreiber, 18ᵉ/19ᵉ s.) pose les bases du judaïsme orthodoxe, tandis qu’à l’est se développe le Hassidisme. Parallèlement, trois autres tendances se dégagent :
(1). Le judaïsme réformé (D. Friedlander, A. Geiger), partisan d’une symbiose avec les Lumières et le principe de raison (influence de la philosophie de l’histoire de Hegel, renoncement à l’espérance messianique du retour, réduction du Judaïsme au « monothéisme éthique » vs une confession, renoncement au statut de peuple, cela culmine avec le judaïsme reformé (« progressiste) nord-américain à la Conférence de Pittsburgh, 1885, modifiée à la Conférence de Colombus, 1937) ;
(2). Le judaïsme traditionaliste (« conservative » vs massorti), défendu par Zakarias Frankel, partisan d’une ligne médiane entre modernité et fidélité à la tradition, et théoricien d’une posture « proto-sioniste avant la lettre ;
(3). Le judaïsme néo-orthodoxe, incarné par Samson Raphaël Hirsh, préconisant l’incorporation de certains apports de la culture moderne dans la transmission du judaïsme (la langue vernaculaire), selon le principe « torah im derekh eretz » (« Suivre la Torah ainsi que les voies du pays de résidence »).
Ces mouvances eurent des destins différents : le judaïsme réformé fut un facteur d’intégration fort, et plus tard un vecteur d’assimilation, le judaïsme orthodoxe fortifia les rangs du sionisme religieux, d’abord de manière minoritaire, ou constituèrent l’essentiel de l’opposition juive au sionisme (séculier), le judaïsme néo-orthodoxe évolua vers un pro-sionisme attaché à la tradition, et le judaïsme massorti adhéra majoritairement au sionisme.
Dans tous les cas, c’est avec constance que toutes ces mouvances continuèrent d’assumer la règle politique édictée par le Talmud : « dina de malkhuta dina » (la loi du pays fait loi, prévaut sur la loi juive, du moment qu’elle ne la contredit pas).
La Shoah fut le second révélateur : L’extermination du judaïsme européen emporta les 2/3 du peuple juif. Une infime partie du peuple juif édifia l’État d’Israël dans les premières années (tout au plus 600 000 personnes). Les autres fractions, présentes en diaspora, connurent des développements divergents.
a/ En Occident, la modernité continua d’agir comme une force centrifuge :
Le Judaïsme nord américain intégra de plus en plus les critères sociétaux de la société ouverte, assumant majoritairement le judaïsme comme une « religion » (selon le mode réformé/progressiste ou le mode orthodoxe ou néo-orthodoxe).
Le judaïsme européen, en grande partie décimé, fut renouvelé, notamment en France, par une importante immigration séfarade. Le judaïsme français est emblématique de la polarisation entre le primat du lien « religieux » et l’affirmation du républicanisme).
b/ Dans les pays de l’Est, persécuté sous les Tsars et poursuivi tout au long de l’ère soviétique, le judaïsme mais aussi le sionisme étaient méconnus ou transmis dans la clandestinité.
Mais surtout, en diaspora, l’évolution des mentalités juives doit aussi se mesurer aux répercussions et aux impacts de la Shoah sur la représentation de soi : deux attitudes ont prévalu. Après la Shoah, de larges fractions du peuple juif diasporique se sont identifiées à l’universalisme de principe de leur environnement, en se ralliant massivement à l’éthique juridique des droits de l’homme, et prenant leur distance avec le judaïsme, perçu comme un élément d’archaïsme, ou un marqueur de victimisation (C’est l’une des origines du pseudo-progressisme juif contemporain).
De leur côté, la plupart des institutions juives ont adopté le prisme idéologique de leur environnement, confessant un attachement de principe pour l’État d’Israël, mais sans que la perspective sioniste soit sérieusement prise en compte. Quant aux institutions « religieuses », elles ont dans l’ensemble continué de cultiver et de transmettre un judaïsme exilique, sans que les promesses traditionnelles du Retour prêtent sérieusement à conséquence. Il en est résulté des formations identitaires hybrides, souvent culpabilisées, et pour les individus, facteurs de clivages et de souffrances psychiques (il y a une clinique particulière de la condition juive en diaspora).
Considérons à présent l’État d’Israël : L’identité israélienne s’agissant de la majorité juive est également problématique, et ce que nous connaissons aujourd’hui est le fruit de longues années d’une politique d’ambivalence et d’indécision à l’égard du caractère – Juif ou non – de l’État d’Israël. Sans compter que pour s’édifier, et se hisser à son statut de 8ᵉ puissance mondiale, l’État d’Israël a du compter avec l’aide de la diaspora ; mais cette aide n’est pas allée sans impliquer un processus de dépendance idéologique. En sorte qu’aujourd’hui – et surtout depuis 1992- la dynamique identitaire interne est fortement travaillée par les forces centrifuges de la diaspora, qui menacent de faire d’Israël le vassal d’une diaspora fortement déjudaïsée (pour les raisons que j’ai dites).
Mais ce problème aigu s’augmente encore d’un autre paramètre : ce paramètre veut que dans le contexte diasporique, depuis deux millénaires, le judaïsme a vécu un processus de cléricalisation, il est devenu pour la plupart des Juifs une « religion ». Notamment sous la pression de la polémique théologique chrétienne contre le judaïsme, et finalement, du fait même de la sécularisation des catégories chrétiennes dans la société libérale et démocratique (qui a entériné le statut de religion du judaïsme, depuis la Révolution française, avec l’essor des différentes représentations consistoriales).
Cela a eu des conséquences profondes : nous savons d’expérience que sous l’influence de cette cléricalisation, les Juifs, depuis deux siècles en Occident, tendent à raisonner comme les personnes de culture chrétienne : leur adhésion, ou leur affiliation au Judaïsme, dépend le plus souvent de la manière dont ils définissent leur orientation métaphysique : je crois/je reste ; je ne crois pas, je m’en vais. C’est aussi simple.
Mais quand d’autres alternatives s’expriment, comme l’identification à une mémoire, à une culture ou à une histoire, ou à un deuil collectif infaisable (encore la Shoah), la position adoptée va souvent de pair avec une désaffection de la connaissance de l’histoire juive et du judaïsme historique (pas seulement son versant liturgique, mais surtout la langue ou les langues juives, ainsi que l’immense corpus littéraire qui fait le cœur vivant du judaïsme). Et ceci, sous le prétexte même qu’étant une affaire de « croyance », l’incroyance suffit à expliquer le rejet. Mais c’est confondre le rejet avec le refus de savoir.
En Israël, il fallait laisser derrière l’histoire du judaïsme diasporique, qui s’était terminée à Auschwitz, il fallait de préférence se rallier à une vision universaliste de l’identité nationale, puisque le substrat juif du sionisme ne pouvait pas être autre chose qu’un symbole qui devait rester sans effet sur le présent, et sans incidence sur le futur de la nation nouvelle. L’Israélien prenait la relève du Juif.
Depuis sa fondation, la porosité d’Israël aux influences de la diaspora, surtout nord-américaine, mais aussi aux pressions politico-médiatiques et diplomatiques incessantes, rend de grandes fractions de sa population sincèrement hostile à son patrimoine biblique.
Dans les institutions israéliennes également, le processus de déjudaïsation s’est longuement instillé, rendant des générations entières étrangères à l’identité de leur généalogie, même la plus immédiate.
Or la méconnaissance constitue un terrain fertile à la suggestibilité ; il ne faut donc pas s’étonner de reconnaître chez nombre de nos frères et de nos sœurs l’hostilité des Nations pour le judaïsme et pour le sionisme, ou pour le sionisme comme expression nationale contemporaine du judaïsme. Parler avec un Juif universaliste, est aussi difficile que de parler avec un non-Juif proprement désinformé, et dressé à répéter le narratif palestinien.
Ces nouvelles générations tiennent le judaïsme pour un archaïsme, au mieux un folklore, mais certainement comme un creuset d’obscurantisme liberticide, et elles tiennent le sionisme comme un handicap à surmonter, elles aspirent à la normalisation des nations. Parce qu’elles ont été coupées de leurs racines historiques et culturelles, habituées à considérer l’ancien comme périmé, et l’héritage comme un fardeau. Elles pensent et réagissent comme des enfants apeurés et rebelles devant un père abusif, dont il est urgent de s’émanciper. C’est aussi un symptôme très répandu de la crise de l’autorité, et de la confusion qui en résulte entre le père et le tyran1. Autrement dit, pour ces générations désymbolisées, la démocratie ne saurait être la première invention du judaïsme, ni la Torah la première charte des droits de l’homme, puisque la démocratie et les droits de homme ne peuvent provenir que d’une éradication du judaïsme… S’ils pensent ainsi c’est parce qu’ils ont eu de mauvais maîtres ou pas de maître du tout…
(Tels sont aussi les termes, souvent psycho-affectifs, dans lesquels le débat relatif à l’identité nationale d’Israël soit aussi se formuler. À côté, ou simultanément aux aspects politiques du problème, j’insiste vraiment sur ce point,
il y a indiscutablement là les bases d’une clinique de la condition juive contemporaine.
5— DEUX POINTS AVEUGLES : UN ÉLÉMENT DE DÉCALAGE ET UNE CONFUSION
Pour terminer de saisir la raison d’être des tendances juridiques et politiques fortement occidentalistes qui travaillent aujourd’hui l’État d’Israël, en grande partie sous l’influence de la fraction dite « progressiste » de sa diaspora comme des milieux post-sionistes, il faut encore examiner deux derniers problèmes :
Je m’explique :
(1). Tout d’abord, il y a une incompréhension (au sens littéral de ce terme) entre la diaspora juive et l’État d’Israël. À bien considérer les choses, la diaspora juive ne se confond nullement avec une éventuelle diaspora israélienne, qui a ses propres motivations et sa propre composition sociologique, culturelle et idéologique. En effet, la diaspora juive est dans sa grande majorité de moins en moins liée à l’histoire matérielle d’Israël. La diaspora juive qui fait aujourd’hui pression sur l’État d’Israël (JCall, de vastes fractions de Chalom ah’chav) est issue de la dispersion des deux premiers exils : celui de Babylone et celui de Rome. À ce titre, les membres de cette diaspora sont les descendants directs des Judéens déracinés de l’Antiquité juive, lesquels – comme leurs ancêtres à l’époque du Retour de Babylone – ont fait le choix de ne pas retourner en Terre d’Israël. Autrement dit, dans son immense majorité, même si pour elle la réalité nationale israélienne constitue le nouveau centre de gravité de ses attachements imaginaires, la mentalité de la diaspora juive est façonnée par les habitus du judaïsme de l’exil. Si l’on fait ici abstraction de la minorité de ses membres binationaux, l’écrasante masse des Juifs non citoyens de l’État d’Israël (même s’ils y ont des liens amicaux, familiaux ou professionnels) ont construit leur identité en regard des normes politico-sociales des pays dont ils sont citoyens, en marge de la renaissance nationale d’Israël. Ceci implique que tendanciellement, la diaspora juive est spontanément encline à projeter sur Israël des catégories et des conceptions souvent étrangères au judaïsme national, et très certainement entièrement étrangères aux catégories de la révolution sioniste (liquidation physique ET symbolique de la diaspora). La plupart des tensions, des conflits idéologiques que nous traversons aujourd’hui, en tant que Juifs ou/et en tant qu’Israélien, résultent encore de la manière dont les uns et les autres se situent par rapport au judaïsme historique et à la condition juive, selon qu’elle a ou non accepté l’idée du Retour dans toute sa portée. [En effet, si la diaspora issue de la conquête romaine est une diaspora juive, le peuple d’Israël est en majorité composé de nouveaux judéens. Et la fraction souveraine de l’Israël contemporain est plus susceptible que quiconque de recomposer l’unité substantielle que Judah Halévi entrevoyait entre le peuple d’Israël, la terre d’Israël et la Torah d’Israël (Sefer Kuzari).]
(2). Le deuxième problème, et j’en aurai terminé, est celui que pose la représentation communément admise de la laïcité. Il faut revenir à une distinction entièrement passée sous silence. La plupart de nos contemporains confondent la démocratie et la loi individuelle du bien être, et la laïcité avec la sécularisation. Israël n’est pas le seul pays dans lequel une conception élitiste de la démocratie tend à s’affirmer au détriment d’une conception représentative. Mais cette tendance s’accentue d’autant que les termes de l’affrontement que révèle le projet de réforme de la justice renvoient explicitement aux enjeux de la définition de l’identité nationale : le progressisme de larges fractions de la diaspora a fait des émules dans la population israélienne. Et ce progressisme suppose qu’un état laïc est à la fois un État qui garantit la séparation des pouvoirs et un État qui est nécessairement construit contre l’héritage de la tradition, ou qu’il doit être indifférent à cet héritage. Mais la laïcité israélienne, dont la solidité n’est plus à démontrer, bien qu’elle soit menacée par la politisation de la Cour suprême depuis 1992, n’implique pas que la sécularisation des mentalités et des mœurs s’égalent au refoulement ni au mépris de la tradition du judaïsme historique. C’est même l’affirmation de cette tradition qui fonde en droit le caractère juif de l’État d’Israël que la subversion actuelle de la laïcité menace sur le fond. Autrement dit, tout en étant un État à caractère juif, garantissant comme c’est déjà le cas depuis sa fondation, l’égalité de droit de tous ses citoyens, l’État d’Israël qui est un fruit exemplaire du processus de la sécularisation européenne/occidentale est aussi fondé à instituer un sécularisme nourri aux sources vivantes de la tradition juive.
Pour conclure provisoirement, je dirai enfin qu’il faut donc être complètement ignorant de l’histoire du peuple juif et des conceptions de la tradition hébraïque et juive, ou proprement désinformé, ou de mauvaise foi, pour accréditer, de près ou de loin l’idée selon laquelle le judaïsme serait une matrice théocratique, et le gouvernement d’Israël, notamment national, enclin à instaurer « une dictature théocratique ».
Je pense avoir démontré qu’en son principe un État d’Israël, préservant son caractère juif, est nécessairement démocratique. G-ES♦

Georges-Elia Sarfati, MABATIM.INFO
Philosophe, linguiste, psychanalyste, traducteur.
Directeur de l’Université Populaire de Jérusalem. Docteur en études hébraïques et juives
1 Ceci est l’une des conséquences majeures de ce que la psychanalyse identifie depuis J. Lacan comme « la crise du nom du père ». Voir l’essai symptomatique de R. Zagury-Orly, Le dernier des sionistes, Paris, Les liens qui libèrent, 2021.
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Magistral.
! העם דורש רפורמה משפטית
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