La crise morale du monde et la vocation d’Israël (III)
L’erreur consiste à vouloir « effacer les limites » : entre les sexes, entre les animaux et les humains, entre les vivants et les morts. Il convient, au contraire, d’affronter ces limites qui nous constituent. Oui, parfois la philosophie devient folle, quand elle oublie l’homme.
Jean-François Braunstein
Le 20ͤ siècle avait proclamé la « mort de Dieu ». Le 21ͤ siècle sera-t-il celui de la fin de l’homme ? Chaque grande crise est révélatrice des défaillances et des échecs d’une civilisation. En ce sens, la crise actuelle pourra sans doute être désignée plus tard comme une crise de l’humain. La Première Guerre mondiale, effroyable boucherie qui vit s’affronter les grands pays européens issus d’une même civilisation, sans aucun motif véritable sinon l’exacerbation des égoïsmes nationaux, a questionné l’idée de fraternité et de solidarité des hommes et des États. La Deuxième Guerre mondiale – et la Shoah qui en fut le cœur – mirent en question l’idée d’unité du genre humain, en contestant l’appartenance du peuple juif (et d’autres peuples, tsigane, slaves et autres) au genre humain. La crise actuelle, dans laquelle toute l’humanité semble embarquée sur un même fragile esquif[1], porte sur la définition même de l’homme.
Car ce qui est en jeu, au-delà des aspects sanitaires, économiques et politiques, c’est la définition de l’humain et sa différenciation des autres règnes de la nature, animal, végétal et minéral. Question essentielle et ancienne, qui semblait pourtant résolue depuis l’enfance de l’humanité ! Mais voilà qu’elle ressurgit, dans toute son acuité brûlante, alors même qu’on pouvait espérer que le vingtième siècle nous avait « inoculés » contre les effets meurtriers du racisme, de l’eugénisme, du scientisme et des autres idéologies niant l’unité et la spécificité de l’homme.
Une crise aux dimensions bibliques
Confinés dans nos habitations étroites, nous sommes amenés presque malgré nous à nous interroger sur le sens des événements qui nous atteignent. Quel sens donner à un événement qui atteint chaque homme au monde – chose impensée qui n’était presque jamais arrivée, depuis les débuts de l’aventure humaine ? Les plus effroyables conflits et les guerres mondiales ont en effet toujours laissé des îlots de tranquillité et d’insouciance. Quand Varsovie était assiégée, ou quand Londres ployait sous le Blitz, on dansait dans les bars de New York… Mais à présent, nul refuge ! La crise actuelle a de ce point de vue une dimension universelle quasiment biblique, qui n’échappe à aucune personne ayant lu les versets de la Genèse décrivant le Déluge.

Le confinement nous amène ainsi à interroger la notion de frontière, et plus précisément celle de limite. Quelle limite à la capacité de nuisance d’un virus microscopique, qui ébranle les « fondements de la terre » ? Mais quelle limite, aussi et surtout, à la capacité de nuisance de l’homme lui-même ?[2] Le mal principal causé par l’homme aujourd’hui est en effet celui qu’il s’inflige à lui-même – entendez : à sa propre définition, à sa valeur éminente et à sa place incomparable dans l’ordre naturel. À force de vouloir effacer toute limite – « limites entre les sexes, entre les animaux et les humains, entre les vivants et les morts », comme l’écrit le philosophe Jean-François Braunstein, la philosophie parvient à oublier l’homme, ou même à le nier entièrement et radicalement[3]. N’est-ce pas l’aboutissement tragique des derniers siècles d’une pensée occidentale, qui a aboli progressivement toutes les barrières que sa propre civilisation avait érigées autour de l’Homme ?
Ceux qui prétendent actuellement abolir la distinction entre les sexes, entre l’homme et l’animal et entre le mort et le vivant, ne se livrent pas seulement à des divagations chimériques, qui n’auraient de conséquences que pour les adeptes de leurs théories radicales. Prétendre que chaque enfant doit « choisir son sexe », que l’identité sexuelle ou le corps lui-même ne seraient qu’une « construction » ; prôner l’égalité des droits entre hommes et animaux et préférer sauver un animal à un être humain handicapé ; revendiquer le droit de « choisir sa mort » et celle des autres, en euthanasiant les malades incurables, puis les vieillards, puis tous ceux qui ne vivent pas une « vie digne » : ce ne sont pas que des idées farfelues, sorties du cerveau d’intellectuels délirants, mais bien des réalités qui prennent corps sous nos yeux, et dont nous voyons désormais les effets dans la vie de tous les jours.
Dans son livre La philosophie devenue folle, Jean-François Braunstein analyse les théories des intellectuels fondateurs des théories du genre et des droits de l’animal. Parmi ceux-ci, aux côtés de Judith Butler et de John Money, figure Peter Singer, professeur de bioéthique à Princeton, auteur du livre à succès La libération animale et principal théoricien de l’idéologie antispéciste, qui vise à « libérer » les animaux de l’oppression humaine[4]. Son credo essentiel est que la doctrine judéo-chrétienne de la sainteté de la vie doit être abolie et remplacée par la notion de « qualité de la vie ». Dans un article paru en 2009 dans le magazine Foreign Policy, intitulé « La sainteté de la vie », Singer écrivait ainsi : « Au cours des 35 prochaines années, la vision traditionnelle de la sainteté de la vie humaine s’effondrera, sous la pression de développements scientifiques, technologiques et démographiques. En 2040, il ne restera plus qu’une arrière-garde de fondamentalistes religieux ignorants pour défendre l’idée que toute vie humaine, de la naissance jusqu’à la mort, est sacro-sainte ».
En réalité, le sinistre pronostic de Peter Singer se réalise déjà sous nos yeux. Le plaidoyer du philosophe en faveur de l’euthanasie a été largement entendu, dans plusieurs pays occidentaux. En France, la Loi Clayes-Léonetti du 2 février 2016, tout en affirmant interdire « l’euthanasie active », a en fait légalisé une forme « d’euthanasie passive », sous prétexte d’abréger les souffrances des « patients en fin de vie ». Ce faisant, c’est bien la notion imprécise et toute relative de « qualité de la vie » qui a été choisie par le législateur français, au détriment du principe de sainteté de la vie. La crise actuelle, en forçant les médecins à effectuer des choix cornéliens pour décider de l’occupation des lits d’hôpital, dont le nombre a été réduit drastiquement ces dernières années par une décision criminelle, met en lumière cette politique officielle d’euthanasie passive, qui existait déjà dans les faits auparavant, loin des projecteurs de l’actualité.

Une société qui méprise les gens âgés
« La pire solitude est celle des gens âgés, quand ils sont rejetés ou séparés de leurs familles… Le mépris des gens âgés est un critère grave de crise de civilisation. Notre époque, inspirée par le social, ne fait que classer et rejeter, au lieu de respecter les fatigues et d’honorer ses parents et les gens âgés… »
Ces lignes parlantes, qui auraient pu être écrites aujourd’hui, l’ont été en 1987 par un grand Juif français, dont le nom a été injustement oublié, le professeur Henri Baruk[5]. Le mépris des personnes âgées dont il parlait alors n’a fait que s’amplifier depuis, et il est effectivement un des symptômes indéniables de la crise morale de la civilisation occidentale. Comme l’écrit Évelyne Tschirhart, « Dans notre société mondialisée où il est question de rentabilité, de marchés, de travail au moindre coût qui s’ouvre largement aux immigrants, les vieux ne servent plus à rien »[6]. Ce mépris et ce refus de la vieillesse est concomitant avec la volonté de mourir sans souffrir – tant il est vrai que notre époque ne craint pas tant la mort que la souffrance, vérifiant ainsi les mots prophétiques de Zarathoustra : « Un peu de poison de temps en temps : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, cela donne une mort agréable »[7].
« La réponse à la crise morale de l’Occident devait venir de la tradition hébraïque »
Ce que le psychiatre Henri Baruk avait compris, il y a déjà longtemps, c’est que la réponse à la crise morale de l’Occident devait venir de la tradition hébraïque. Comme il l’avait répondu avec humour au directeur du ministère de la Santé, qui lui demandait comment il s’y était pris pour remettre en ordre la Maison nationale de Charenton, où Baruk exerçait : « Nous n’avons fait aucun miracle. Il suffit d’apprendre l’hébreu »[8]. Ce qu’il voulait dire, c’est qu’Israël doit apporter au monde une réponse aux questions morales, bien plus encore que des solutions techniques et des vaccins. Dans la crise actuelle, tout autant qu’alors, le monde attend d’Israël qu’il soit fidèle à sa propre histoire et à sa vocation. Non pas seulement une « start up Nation », mais aussi et surtout le vieux peuple d’Israël, revenu sur sa Terre pour s’y enraciner et pour épancher la soif spirituelle d’un monde déboussolé. Oui, le monde attend maintenant d’Israël qu’il renouvelle, à une humanité chancelante et doutant d’elle-même, le message ancien venu du Sinaï : celui de la Loi morale et du Tselem, de l’homme créé à l’image de Dieu. PL♦
Pierre Lurçat, MABATIM.INFO
Articles I et II :
Réflexions sur la dimension philosophique de la crise actuelle (I)
Retrouver la vérité du langage (II)
[1] Ce qui n’élude pas la question des responsabilités particulières de certains pays, la Chine en premier lieu.
[2] Nous ne parlons pas ici du sujet rebattu des nuisances que l’homme cause à la nature ou à la « planète », inspiré par une vision cosmocentrique dans laquelle l’homme est perçu non plus comme le centre du monde, mais bien comme l’ennemi de la création, thème de notre premier article.
[3] Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle – le genre, l’animal, la mort. Grasset 2018.
[4] L’idéologie de « l’antispécisme », analysée par J.F. Braunstein, conteste la distinction fondamentale entre l’homme et l’animal, et aboutit ainsi à nier la spécificité de l’être humain, c’est-à-dire la notion hébraïque du Tselem, sur laquelle reposent tous les acquis de la civilisation humaine. Sur ce sujet, voir aussi notre article sur Youval Noah Harari.
[5] H. Baruk, La bible hébraïque devant la crise morale du monde d’aujourd’hui, éditions Colbo 1987.
[6] Evelyne Tschishart, Les centenaires, éditions de Passy 2019, et du même auteur « Le choix des morts » (Dreuz), dans lequel elle écrit encore : « Je ne suis pas de ceux qui rendent le libéralisme coupable de tout. Le libéralisme est une économie basée sur une vision de la liberté. Or nous sommes gouvernés par la gauche depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Cette gauche qui incarne soi-disant la morale, la générosité, l’égalité… nous demande de choisir entre ceux qui doivent vivre et ceux qui doivent mourir ».
[7] F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, UGE 10/18 1972, p. 16. Cité par J.F. Braunstein.
[8] Anecdote rapportée dans son livre La bible hébraïque devant la crise morale du monde d’aujourd’hui, op. cit. p. 10.
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Mr Lurcat,
Après vous avoir lu ici , que je résume de façon exhaustive et rapide :
– « effacer les limites » définition de l’humain et sa différenciation des autres règnes de la nature »
– « la Loi Clayes-Léonetti du 2 février 2016, tout en affirmant interdire « l’euthanasie active », a en fait légalisé une forme « d’euthanasie passive »,
– éUne société qui méprise les gens âgés »
– La philosophie devenue folle,
– – l’antispécisme
– Etc.
Il semblerait naturel que nous soyons nombreux à vous dire :
Mais comme tout ce que vous dites est pertinent, Mr Lurcat ! Mais non ! Ce n’est pas si facile, parce que justement si vous l’exprimez, c’est parce que dans une grande majorité – en commençant par les Dirigeants et les élites, les médias, et tous les nombreux aficionados dans le peuple…Pour ceux-là, tout ce qui nous ébranle, eux semblent y nager avec une sorte de bonheur béant, dévoyé par un humanisme qui fait résulter tout son contraire de manière aberrante.
Dans l’énoncé de ce que j’ai repris de votre article, j’ai laissé de côté le « confinement ».
Voilà, le confinement qui s’est trouvé une occasion pour que l’on nous serine comme attitude de réconfort – celle de réfléchir et en quelque sorte d’entrer en soi-même – pour mieux le faire.
Afin de garder un peu d’humour dans ces temps qui ne s’y prêtent guère, ce conseil « d’entrer en soi-même », m’a rappelé une réplique du Film « Les enfants du Paradis ».
C’est Jacques Prévert qui en a écrit les dialogue, mais pour un personnage qui a réellement existé, un individu douteux et même assassin, qui toutefois écrivait avec une certaine verve, je crois que la réplique que Prévert à rapporté, De Lacenaire (comme un monologue) à Garance (jouée par Arletty) :
« Quand j’étais enfant, j’étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres… « Ils » ne me l’ont pas pardonné, ils voulaient que je sois comme eux, que je dise comme eux. Levez la tête Pierre-François… regardez-moi… baissez les yeux… Et ils m’ont meublé l’esprit de force, avec des livres… de vieux livres… Tant de poussière dans une tête d’enfant ? Belle jeunesse, vraiment ! Ma mère, ma digne mère, qui préférait mon imbécile de frère et mon directeur de conscience qui me répétait sans cesse : « Vous êtes trop fier, Pierre-François, il faut rentrer en vous-même ! Alors je suis rentré en moi-même… je n’ai jamais pu en sortir ! Les imprudents ! Me laisser tout seul avec moi-même… et ils me défendaient les mauvaises fréquentations… Quelle inconséquence ! »
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Mince alors ! le confinement seul, peut présenter un danger de plus.😱
🌞🌻✡️
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